Carnets d’immigration : Madame, vous parlez anglais ?

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Je partage des histoires d’immigrants anonymes comme moi. Je les entends chaque jour dans le métro, le bus, les salles de classes ou encore dans des boulots insolites que je ne pensais jamais faire. Il s’agit de courts récits qui parlent de courage, de fragilités ou de nostalgie et quelques-uns peuvent avoir l’allure de contes. Comme quoi la réalité dépasse toujours la fiction. Presque chaque fois, je change les noms : raconter son histoire exige beaucoup de confiance. À la lecture de ces textes, peut-être d’autres personnes pourront-elle trouver un peu de réconfort ou encore de l’inspiration afin de réaliser leurs rêves.

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Par Carlos Bracamonte / Traduction par Alexis Lapointe

En entrevue pour un travail, Rose attend fébrilement la prochaine question du jury. Un intervieweur lance alors la question qu’elle redoute et qui lui fait l’effet d’une gifle.

– Madame, dites-nous… Vous parlez anglais ?

Gagnée par le trac, elle esquisse un sourire et elle ajuste ses lunettes pour garder son calme. Elle sait que pour obtenir ce poste, elle doit répondre fermement, avec un retentissant « Yes, of course ! » tout en inclinant la tête avec aplomb afin de convaincre le jury.

La question tombe une deuxième fois :

– Madame, vous parlez anglais ?

Rose est infirmière de profession et elle approche du demi-siècle de vie. Elle est établie depuis maintenant six ans à Montréal. Il s’agit de son mari qui est venu le premier afin de chercher du travail. À la suite de quoi sont venues le rejoindre ses deux filles, encore adolescentes. Coup du destin, son mari tombe gravement malade. La réunion tant attendue de la famille n’aura jamais lieu. Comble d’ironie dans le malheur, celui qui a pris l’initiative de ce projet d’immigration vit ses derniers instants au moment où l’avion de Rose se pose à Toronto. Rose arrive trop tard, elle repart au Pérou avec ses filles et les cendres de son mari. Elle ne veut plus rien savoir du Canada. C’est grâce à ses filles qu’a lieu le retour. « Papa a tout fait pour que nous venions », lui disent-elle. Une fois à Montréal, le temps manque pour l’affliction. Elle souhaite offrir le meilleur soutien à ses filles, alors elle s’investit dès l’arrivée dans l’apprentissage du français et le travail. Comme chef infirmière au Pérou, Rose a acquis une prodigieuse résistance au stress et à la fatigue. La semaine, elle est en classe toute la journée.  Le soir et la fin de semaine, elle prend l’autobus pour un club de golf en région de Montréal. Elle y fait du ménage, nettoyant des planchers et des salles de bain, lustrant les miroirs où se regardent les personnes aisées qui fréquentent les lieux.

Ainsi passent quelques années. On lui conseille ensuite d’aller chercher un diplôme d’une école de métier, ce qu’elle décide de faire en s’inscrivant à un cours d’Hygiène et salubrité en milieu de soin. Il s’agit d’un travail d’application des mesures d’hygiène nécessaires au milieu hospitalier, ce qui la rapproche un peu de sa profession d’infirmière.  Rose est celle qui arrive la première en classe et elle est la première de classe. Avec son bagage d’infirmière et sa détermination, elle s’implique avec zèle. Peu avant la graduation, l’enseignante la recommande pour un poste dans un hôpital. Rose est presque surprise par l’occasion. Serait-ce à cause du sérieux qu’elle manifeste en classe qu’on lui fait confiance? « Peut-être est-ce un signe du Tout-Puissant », pense-t-elle. Recommandée par son enseignante, elle se présente à l’entrevue où la question lui est posée avec tant d’insistance: « Madame, vous parlez anglais? »

– Oui, bien sûr. Of course, répond-t-elle, le souffle suspendu comme quelqu’un qui vient de lancer les dés. Aussitôt, le jury la mitraille de questions dans la langue de l’oncle sam. Prise de court, Rose demande grâce.

– Vous comprenez?

– Oui. Je comprends un peu…

– Madame, vous parlez anglais?

– Oui, oui… L’anglais que j’ai appris en classe dans mon pays, dit-elle.

Madame, nous avons absolument besoin de gens qui parlent français et anglais. Comment allez-vous aider les patients anglophones?

Malheureusement, je dois encore faire des progrès en anglais. Avec mon expérience de chef infirmière, je peux toutefois beaucoup apporter à votre équipe.

– Sans aucun doute, seulement vous ne parlez pas anglais…

Abasourdie, Rose quitte les bureaux de l’hôpital.

Et les jours passent.

Elle continue d’assister à ses cours et de faire son travail de nettoyage. Un après-midi, elle rencontre la professeure qui l’a recommandée pour ce poste et elle lui raconte ce qui est survenu. La professeure entreprend certaines démarches auprès des responsables de l’hôpital, Rose est finalement retenue. Elle suivra des cours d’anglais aux frais de l’hôpital, l’enseignante lui dit-elle. « Cela doit être un signe du Tout-Puissant », pense encore une fois Rose.

Ses filles poursuivent leurs études et les heures de travail manquent à l’hôpital, Rose doit aussi faire du ménage dans une banque pour joindre les deux bouts. Quand la journée se termine, il est parfois très tard. Elle file à la maison, elle ouvre la porte sans faire de bruit et elle salue ses filles lorsqu’elle les trouve encore éveillées. Elle presse le pas vers la chambre où se trouve l’homme de ses rêves: Rose est de nouveau amoureuse. Une fois à l’intérieur, elle respire le parfum floral qui embaume la pièce, la paix est revenue à la maison. Appuyée sur le lit, elle allume la lampe et elle contemple le visage de celui qui dort calmement: son petit-fils. Pour celle qui travaille si fort, c’est le grand signe du Tout-Puissant.


Carlos Bracamonte est un journaliste péruvien. Il est chroniqueur sur des histoires d’immigrants dans Noticias Montreal. Éditeur de revue Hispanophone au Canada. Lire plus d’articles de l’auteur.

Alexis Lapointe est étudiant au Certificat en journalisme à l’Université de Montréal. Journaliste pigiste, il donne voix par ses articles à sa passion pour la langue et les cultures hispaniques. Il fait de la traduction de l’espagnol au français pour Hispanophone. Lire plus d’articles de l’auteur.