Les Brésiliennes qui «brassent» des affaires au Québec

Tatiana Fulton et Patricia Rios, copropriétaires de la brasserie artisanale OverHop Canada, qui a pignon sur rue à Saint-Jean-sur-Richelieu (photo: Karla Meza).
Par Karla Meza, Initiative de journalisme local (IJL)
Source: Le Devoir

Après avoir loué des installations brassicoles à Montréal pendant près de deux ans pour fabriquer ses produits, le trio copropriétaire de OverHop Bières Artisanales a décidé d’aménager sa propre brasserie à Saint-Jean-sur-Richelieu début 2020. Depuis la fabrication de son premier lot de bière dans ses nouveaux locaux en juillet, l’entreprise de Patricia et Ricardo Rios et Tatiana Fulton a le vent dans les voiles, ayant brassé 35 recettes différentes en moins d’un an.

Impossible de ne pas attarder son regard sur l’imposant mur garni de centaines de canettes de bière multicolores en rentrant dans la boutique aménagée à l’entrée du 650, rue Gaudette. Hazy, DarkHop, Zythos, OneLove, Chromatica, Blonditte, MadManu, Hop-Man, Turbulence, HopGoddess, Keep on Lovin’, Mango Jelly, lit-on sur les rangées de canettes au design tape-à-l’oeil.

« Nous devons constamment créer de nouvelles bières, nos clients sont toujours à l’affût des nouveautés », dit la Brésilienne Patricia Rios, 41 ans, responsable des ventes, de la mise en marché, des communications et des ressources humaines. Au moment de notre rencontre plus tôt cette semaine, près de 10 000 canettes de bière attendaient d’être ramassées et distribuées. « Tout notre inventaire actuel est vendu, nous n’arrivons pas à satisfaire la demande, car nos ventes augmentent chaque jour », ajoute-t-elle.

Installée dans un bureau à aire ouverte au fond de la salle adjacente à la boutique, Tatiana Fulton, responsable des opérations et des finances, se démène au téléphone pour tenter de trouver un technicien qui puisse réparer leur bouilloire en panne. Tout près d’elle, son chien Dominique, “l’employé du mois” selon l’affiche au mur, dort paisiblement dans son lit.

Les portes vitrées qui séparent la boutique de l’aire de production dévoilent d’énormes réservoirs en acier inoxydable poli miroir, dans lesquels le processus d’empâtage, d’ébullition et de fermentation des bières est terminé. Grâce à l’acquisition de trois fermenteurs de 3000 l et quatre de 1000 l, les partenaires brassicoles ont pu augmenter leur production de 30 % entre 2019 et 2020. « On attend six nouveaux fermenteurs de 3000 l », souligne Mme Rios.

Les deux femmes aux rênes de l’entreprise devront mettre les bouchées doubles pour répondre à la demande. « Mon mari travaille à temps plein ailleurs et n’intervient maintenant que ponctuellement dans l’entreprise, lorsqu’on acquiert de l’équipement ou qu’on a des besoins techniques », explique Mme Rios, précisant que son mari, ingénieur naval de formation, a fait le design technique de la brasserie, contribué à l’aménagement des locaux et formé leur brasseur-chef.

Et OverHop fut

Mme Fulton et Mme Rios se sont rencontrées il y a une vingtaine d’années au Hard Rock Café à Rio, où elles travaillaient pendant leurs études à l’Université fédérale de Rio de Janeiro. Leur amitié les a amenées à consolider quelques années plus tard leur relation d’affaires.

« J’ai déménagé à Londres après l’université, puis à Toronto en 2014, car ma sœur y habitait depuis quelques années », dit Mme Fulton, 37 ans, diplômée en psychologie organisationnelle. Après avoir achevé un programme collégial en commerce international à Toronto, elle souhaitait démarrer une entreprise. « Je ne savais pas dans quoi j’étais pour m’embarquer ! » s’exclame Mme Fulton en rigolant.

Au même moment, Mme Rios et son mari Ricardo, parents de trois enfants, brassaient leur première bière maison au Brésil. « Tout a commencé sur notre balcon en 2014 », lance Mme Rios, diplômée en lettres. « Nous brassions de la bière 24 heures sur 24 heures, jusqu’à tant que ça marche », assure-t-elle.

Ainsi naît la première bière artisanale de la Cervejaria OverHop au Brésil, qui a mis la main sur deux médailles d’or au Mondial de la bière à Rio en 2016 dans sa première année d’activité, avec les bières nommées ultérieurement Hazy et DarkHop, brassées encore aujourd’hui. « Nous avons enregistré l’entreprise et brassé quatre lots de bière, seulement pour pouvoir participer au festival. Nous n’avions même pas d’étiquettes à l’époque ! » relate Mme Rios.

L’emblématique tête de mort, devenue leur marque de commerce, a été dessinée par un ami du couple lors d’un party, où la toute première bière brassée par le couple était servie. « Comme notre bière n’avait pas encore de nom, on l’a nommée d’après une chanson de Bob Marley qui jouait au party », confie Mme Rios, pointant fièrement la canette vide de OneLove placée sur le mur de la boutique.

Invité à participer au Mondial de la bière au Québec en 2017, le couple Rios déménage à Toronto, rejoignant ainsi Mme Fulton, qui deviendra leur partenaire d’affaires peu de temps après. Souhaitant conquérir le marché québécois, le trio d’entrepreneurs déménage à la Belle Province en 2018 et loue les installations de la brasserie Oshlag à Montréal pour débuter la production de leur double IPA OneLove et leur IPA du Nord-Est, Hazy.

Mine de rien, l’entreprise remporte à nouveau l’or, cette fois aux Prix Canadiens de la Bière à Toronto en 2019, avec leur IPA noire DarkHop.

La brasserie OverHop au Brésil est aujourd’hui une entreprise indépendante de sa sœur canadienne, qui compte aujourd’hui cinq employés. « Nous continuons à travailler ensemble sur le développement mutuel de la marque et les recettes, et nous avons une entente pour la propriété intellectuelle », explique Mme Rios, qui souligne le soutien de la MRC du Haut-Richelieu, de NexDev | Développement économique, de la BDC, de la MAPAQ et de la banque RBC pour la création de leur entreprise au Québec.

Partage de connaissances

Avec beaucoup d’audace, les brassicoles brésiliennes pondent une panoplie de recettes différentes, en combinant une variété de houblons dont le citra, le mosaïque, le belma, le galaxy, l’enigma et le zythos, entre autres, avec du malt d’orge, de blé, d’avoine ou d’écorce de riz. « Nous devons avoir une bière différente pour chaque personne », dit Mme Rios en rigolant.

Dans un esprit de partage mutuel d’expérience et avec la volonté de tisser des liens entre brassicoles, elles collaborent régulièrement dans des projets de production avec d’autres microbrasseries au Québec. « On a chacun sa spécialité, on brasse nos bières de procédés très différents, alors cela nous permet d’échanger nos connaissances et d’apprendre de nouvelles techniques », exprime Mme Fulton.

« Nous avons lancé la bière Better Together avec la microbrasserie Lagabière de Saint-Jean-sur-Richelieu. Ils sont comme des mentors pour nous, ils nous aident beaucoup », affirme Mme Rios.

OverHop produit actuellement neuf ales et lagers, en plus de brasser ponctuellement des éditions spéciales limitées, dans le cadre de partenariats ou collaborations spéciales. Fabriquée avec une grande quantité de houblons ajoutés lors de deux houblonnages à cru durant son processus de fabrication, leur IPA Hazy, la « prunelle houblonnée de leurs yeux », est rapidement devenue le chouchou des consommateurs.

Brasser pour la cause

Mme Rios et Mme Fulton soulignent avec une fierté particulière leur récente production de 3000 l de Chromatica, une kveik neipa aux notes fruitées, houblonnée à cru avec des houblons barbe rouge, azzaca, el dorado et citra. Issue d’une collaboration avec la blogueuse connaisseur de bière et influenceuse Instagram Émilie Leclerc, Chromatica a été créée « à l’image d’une femme forte », pour briser les stéréotypes envers la gent féminine dans l’industrie brassicole.

« Nous voulions soutenir Émilie, critiquée par sa façon de représenter les microbrasseries sur les réseaux sociaux. Il y a des gens qui jugent qu’elle montre son corps un peu trop, toutefois, les gens la critiquent autant lorsqu’elle s’habille très conservatrice », dit Mme Rios, soulignant que le domaine brassicole demeure un domaine « très sexiste ».

« C’est très difficile de se faire respecter en tant que femmes dans l’industrie, c’est un domaine dominé par les hommes. Les gens ne nous croient pas capables de créer nos recettes et de gérer l’entreprise. Lorsque nous assistons à des rencontres ou à des événements, les gens demandent à parler à mon mari ou s’adressent seulement à lui pour le féliciter des exploits de l’entreprise », déplore-t-elle.

Les entrepreneures brassicoles ont du pain sur la planche pour les mois à venir, avec plusieurs autres partenariats en vue.

Membres de l’association canadienne Pink Boots Society depuis 2018, elles s’apprêtent à lancer sur le marché cet été une bière à édition limitée afin de contribuer à l’éducation des femmes dans l’industrie brassicole. Vingt cents par canette vendue seront destinés aux bourses offertes par l’association.

D’autre part, elles développent une collaboration avec l’Aile jeunesse de la Chambre de commerce et de l’industrie du Haut-Richelieu, pour la création d’une bière dont une partie des profits sera destinée à financer la 3e édition de la Bourse Coup de pouce. Créée par l’association d’affaires, cette bourse vise à aider un.e jeune entrepreneur.e à propulser un projet innovant dans son entreprise.

En demandant aux copropriétaires de OverHop quelle est leur cible pour leur avenir, les audacieuses entrepreneures n’hésitent pas à s’exclamer avec assurance : « Nous voulons devenir les prochaines dragonnes ! »

(*) Une version précédente de ce texte, qui mentionnait la bière Blonditta et le soutien de la banque TD, a été modifiée.


Karla Meza es diplômée en administration des affaires (ITESM, Mexique), enquête et renseignement et journalisme (UdeM), Karla Meza débute sa carrière comme journaliste indépendante en 2019 s’intéressant davantage aux enjeux liés à la migration forcée et aux défis des communautés marginalisées au Canada, au Moyen-Orient et en Amérique latine. Passionnée du storytelling audiovisuel, elle a réalisé et produit un documentaire indépendant portant sur la situation des réfugiés syriens au Liban, ainsi que des courts vidéo-reportages dont un portant sur la résilience des femmes autochtones au Sud du Mexique. Journaliste attitrée à l’immigration en région pour le journal «Le Devoir» depuis octobre 2020.