Le sens de l’immigration et le sentiment d’un immigré se retrouvent dans un cours de francisation. C’est le message que le cinéaste hispano-canadien Andrés Livov a envoyé à ceux qui ne connaissent pas le sujet. Il l’a fait à travers son dernier documentaire : La langue est donc une histoire d’amour. Le film a pris l’affiche il y a quelques mois seulement et continue d’attirer le public.
Par Lucía Arana / Traduction de Pedro Luiz Freire
Version en espagnol
Les lumières s’éteignent. Le public de la Maison de la Culture Claude-Léveillée est plongé dans le film : la classe de français de Madame Loiseau et les histoires de ses élèves, une trentaine d’immigrants qui commencent leur cours de francisation. Leurs histoires reflètent les expériences de milliers de personnes qui arrivent au Québec chaque année : ils vont à la rencontre d’une culture et d’une langue qu’ils ne connaissent pas tout en espérant réaliser leurs rêves. Il s’agit du documentaire La langue est donc une histoire d’amour du cinéaste argentin Andrés Livov, qui après la projection prend un micro pour demander l’opinion du public. Les gens répondent par un oui, ce qui ressemble plus à un soupir qu’à une déclaration. Le film est le résultat d’un long et difficile processus personnel et créatif que ce jeune réalisateur argentin a traversé depuis son arrivée à Montréal, il y a 12 ans.
« Je tiens tout d’abord à remercier la Maison de la Culture Claude-Léveillée d’avoir organisé cette projection, les élèves de Mme Loiseau puis elle-même, qui se trouve quelque part dans cette salle», dit Andrés Livov en provoquant un autre murmure.
« Où est Mme Loiseau ? », demande une des assistantes. Quelques personnes plus loin, la professeure se met debout et salue l’audience.
« J’ai eu l’idée originale du film quand je faisais mon propre cours francisation ; à l’époque, je l’ai présentée, mais aucun réalisateur n’était intéressé, peut-être que je ne savais pas bien comment raconter l’histoire », reflète Livov. De nombreuses années ont passé mais l’idée m’est restée en tête. L’apprentissage d’une nouvelle langue est toujours difficile. Je me souviens qu’après les cours, je rentrais à la maison et je demandais à mon colocataire de me parler dans une autre langue que le français », avoue le cinéaste avec humour. « À l’époque, j’avais réalisé mon premier film (Bienvenue à Los Pereyra), et je suis arrivé à la conclusion que j’avais travaillé pendant cinq ans sans arrêt et que personne ne s’intéressait encore à ce que j’avais fait. J’avais de gros questionnements personnels. Je suis parti, j’ai voyagé dans l’Ouest canadien et je me suis déconnecté de tout ce que j’avais fait jusqu’alors », dit Livov.
À la suite de ce voyage et six ans après être arrivé dans le pays, Andrés Livov a entamé un nouveau chapitre de sa vie. Le point de départ est venu lorsqu’il a emménagé à Parc-Extension, un quartier multiethnique. Nouveau quartier, nouveaux amis, nouveaux projets. De là, surgit la flamme qui le ramènera à poursuivre son cheminement cinématographique : c’est au café coopératif « La Place Commune » qu’il a créé un groupe d’amis et où il a travaillé pendant un certain temps.
C’est au milieu du bruit des tasses, d’odeur de café et des bavardages qu’il a imaginé ce que serait sa prochaine création intitulée Lettres au premier ministre, un court métrage sélectionné dans le cadre du concours Regard sur Montréal du Conseil des arts. « J’ai eu l’idée qu’un poète se réunisse avec les voisins, dans un café, afin de recueillir les histoires et les demandes qu’ils feraient au premier ministre », dit-il. « À l’époque, je me suis dit que c’était la dernière bouteille que je lançais à la mer et que si tout allait bien, je continuerais à me lancer dans cette industrie, dans le cas contraire, je ne continuerais pas ».
Sans l’imaginer, Andrés a joué de chance après le court-métrage, puisqu’il a rencontré au café la personne qui l’emmènerait à aller au bout de sa vieille idée, mais jamais oubliée, de raconter les histoires à l’intérieur d’une classe de français. « Elle était enseignante au Centre Williams-Hingston qui a organisé une exposition de marionnettes et de poèmes avec ses élèves. J’ai trouvé ça très sympa et j’ai pensé à faire un projet de film appelé Les marionnettes libres », dit Livov. « Nous avons créé le projet et le financement est sorti… Mais avec le temps, elle a regretté d’avoir accepté de participer au tournage, car elle ne s’est pas sentie à l’aise alentour des caméras et a décidé de renoncer au projet », dit-elle.
Avec l’élan de l’idée dans l’encrier et les ressources pour débuter le tournage, Andrés a commencé une nouvelle recherche pour relancer le projet et trouver un nouveau professeur qui oserait nous accueillir dans sa classe. « À ce moment-là, j’ai rencontré le directeur du Centre Williams-Hingston, qui sans y penser deux fois m’a dit : il faut que tu rencontres Madame Loiseau ».
Pendant une année scolaire, Livov et son équipe sont devenus les témoins silencieux des cours de la charismatique professeure ; ils ont fait la rencontre et se sont impliqués dans chacune des histoires de ces hommes et femmes qui soit retournaient à l’école ou qui suivaient le cours pour la première fois de leur vie.
« Nous n’étions que quelques immigrants de plus dans la classe, alors ils nous ont adoptés comme des collègues et nous avons réussi à les intégrer à notre jeu. C’est là toute la beauté de la chose, car cette relation a permis de saisir l’essence de chaque personne ».
Le documentaire La langue est donc une histoire d’amour a pris l’affiche en octobre dernier. « Deux jours avant que nous le montrions au public pour la première fois, Madame Loiseau et le directeur du Centre Williams-Hingston l’ont vu dans un cinéma de l’Office national du film avec la responsable du montage et moi pour la projection finale », se souvient-il. « Nous étions assis derrière eux et tout au long du film, Mme Loiseau secouait la tête et mettait sa main sur son front en faisant un geste de désapprobation. Je me souviens qu’une fois le film terminé, tout ce à quoi je pouvais penser était de savoir comment nous allions procéder aux derniers ajustements en si peu de temps ». Heureusement, c’est le directeur qui a commencé à parler, et il a été interrompu par ses propres larmes et un nœud dans la gorge qui a marqué un succès retentissant. Madame Loiseau, stupéfaite, a tout simplement montré un pouce en l’air et a souri.
« Quand nous l’avons projeté pour la troisième fois, elle est venue me confesser que la première fois qu’elle a vu le film, elle ne l’a pas aimé du tout ; la deuxième fois, elle l’a accepté et que ce n’est que la troisième fois qu’elle l’a apprécié », dit Andrés, en rigolant.
Il est possible que l’appréciation que la professeure et co-vedette du documentaire a acquise soit en partie née de la réaction des gens. Et non seulement celle des immigrants qui y est représentée, mais également, celle des francophones qui, avec ce long métrage, prennent conscience d’une réalité qui leur est étrangère, mais qui en même temps, les touche profondément.
« Mon objectif a toujours été le public francophone », dit le directeur. « Bien qu’il soit agréable d’avoir un effet miroir, le film est fait pour les personnes qui ne savent pas ce que c’est que d’immigrer et d’apprendre une nouvelle langue. C’est pour ceux qui subissent beaucoup de critiques ou de banalités par rapport aux immigrants; c’est pour les enfants de ces expatriés qui ne savent pas ce que leurs parents ont vécu. Je pense que le film parvient à les mettre à la place de l’autre et qu’ils subissent une transformation, c’est pour cette raison qu’ils finissent par être touchés », dit-il.
« Bravo, Andrés, c’est très touchant. Et bravo à vous, les immigrants, ça prend beaucoup de courage», peut-on entendre de la part du public. Et encore le murmure d’approbation et de complicité entre ceux qui ne s’étaient peut-être jamais vus auparavant, dont leurs coutumes, leur langue et leurs traits les séparent, mais que dans l’amour pour la vie, ils se reconnaissent.
Lucía Arana est une spécialiste en communication sociale, journaliste et photographe. Elle est également agente communautaire et interculturelle pour l’Association éditoriale Hispanophone de Montréal. Elle a une grande expérience de la radio et de la communication institutionnelle (dans le secteur public et les organisations non gouvernementales). Lire d’autres articles de l’auteur.
Pedro Luiz Freire Cardadeiro termine actuellement une maîtrise en traduction à l’Université Concordia. Il est assistant administratif pour le Brésil à l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) et traducteur indépendant. Passionné par les langues et les cultures latino-américaines, il traduit de l’anglais vers le français, de l’espagnol vers le français et vice-versa.