Lucy, le vent d’une solidarité

À la fenêtre du Centre des travailleurs immigrants, quelques heures avant la vigile.
Une clôture qu’on perce au milieu de la nuit pour qu’un fourgon échappe à des activistes regroupés autour d’un centre de détention.  Le véhicule prend la route vers l’aéroport et la femme qu’il transporte est soutenue par des proches et des camarades veillant jusqu’à ces heures. Engagée socialement, Lucy Francineth Granados est une personne qui a fait sa place à Montréal. La déportation de cette femme le 13 avril reste un épisode douloureux. Le combat continue pour les personnes à statut précaire. À l’intérieur comme à l’extérieur du pays, à l’intérieur comme à l’extérieur des murs.
Par Alexis Lapointe / Photos : Pierre-Luc Daoust

« On doit voir les gens comme des travailleurs et des travailleuses, lance Jasmin de la Calzada, qui s’est engagée dans le combat pour Lucy Francineth Granados. On les juge en fonction de leur statut au lieu de voir ce qu’ils apportent à la société. »

Selon l’organisatrice communautaire, les conditions de cette déportation démontrent l’importance de changements en profondeur. « Les politiques d’immigration favorisent les situations temporaires, note-t-elle. On jette les gens dans la peur pour des raisons de statut, on les exploite sans leur offrir de droits. »

État de choc

Aujourd’hui, l’indignation reste vive. D’ailleurs, l’organisation Solidarité sans frontières réclame une enquête publique à Ottawa.

Selon le regroupement, la lumière doit être faite sur le traitement subi par Lucy. Rappelons que la résidente du quartier Villeray était en attente d’un suivi pour sa demande de résidence permanente avant d’être subitement arrêtée chez elle le 20 mars par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et placée en détention.

Au moment de son arrestation, la femme qui vivait à Montréal depuis neuf ans a subi des blessures au thorax et au dos. Une situation qui soulève beaucoup d’interrogations encore aujourd’hui. Hospitalisée à trois reprises à causes de ces lésions, Lucy a dû demeurer détenue jusqu’à son départ. La présidente de la Fédération des femmes du Québec, Gabrielle Bouchard s’était pourtant proposée comme garante.

Solidarité sans frontières a également fait une plainte à la Commission des droits de la personne à propos de l’arrestation de la femme originaire du Guatemala.

« Elle était blessée et en état de choc, soulève Joey Calugay, du Centre des travailleurs immigrants. À mon avis, un tel traitement s’apparente à de la torture et je crois que c’est loin d’être un cas isolé. »

Vigile pour Lucy Francineth Granados à l’angle de l’avenue Van Horne et de l’avenue Victoria, Côte-des-Neiges, le 11 avril 2018.

Illégalité ou inégalité?

« Ce qui justifie cette violence, c’est le regard qu’on porte sur des personnes comme Lucy, affirme M. Calugay. Qui sommes-nous en train de criminaliser comme société? »

L’organisme pour lequel travaille M. Calugay, le Centre des travailleurs immigrants vise à offrir du soutien à ces personnes vulnérables et à défendre leurs droits. Il a pour mission de leur donner les moyens de se faire entendre, devant les employeurs comme devant les autorités gouvernementales.

« La vision qui continue d’être privilégiée aujourd’hui, c’est celle de personnes qui seraient ici pour profiter du système aux dépens des bons contribuables, lance l’organisateur communautaire.  Non seulement ces personnes travaillent-elles très fort, elles participent à un changement social. »

En ce sens, le parcours de Lucy se révèle manifestement comme exemplaire. « Elle a fait ses démarches avec sérieux pour être reconnue comme citoyenne, mentionne-t-il. C’est une femme généreuse, engagée et ce sont de telles implications qui font avancer la démocratie. »

Un progrès que peut certainement continuer d’inspirer l’histoire de Lucy.

La pointe de l’iceberg

« Il s’agit d’une partie très importante de notre société qui travaille très dur et qui craint d’être victime de la traque des agents d’immigration, indique M. Caluguay. La situation de Lucy, c’est seulement la pointe de l’iceberg. »

On compte environ 500 personnes au Centre de prévention de l’immigration à Laval, où eu lieu la détention de Lucy et qui figure parmi les trois établissements de ce type au Canada.

À Montréal, il s’agit de plusieurs dizaines de milliers de personnes qui vivent avec un statut précaire. Pour les travailleurs et les travailleuses temporaires, les aides domestiques et de nombreuses personnes en processus d’immigration, l’accès à des papiers en règle tient parfois à un fil. « On se donne le droit de prendre de leur force de travail et ensuite de les renvoyer, soulève M. Calugay. Nous, on veut que ces personnes aient de véritables droits. »

Une situation qui concerne directement le marché du travail. « On ne peut pas se permettre d’avoir deux couches de personnes qui travaillent dans notre société, une qui a des droits et l’autre qui n’en a pas, note M. Calugay. Dans un tel contexte, on donne le choix aux employeurs de se dire : est-ce que j’engage la personne qui a des droits et qui est difficile à exploiter ou celle qui n’en a pas? »

Au Centre des travailleurs immigrants, des proches et des camarades de Lucy préparent la vigile .

Femmes fragilisées

« Ce sont les femmes qui vivent le plus de défis d’intégration, soulève Jasmin de la Calzada. Je le constate au quotidien, il y a plusieurs femmes qui sont des mères de famille comme Lucy et qui doivent subvenir aux besoins de familles ou d’enfants à l’étranger. »

Mme de la Calzada travaille avec l’association PINAY, l’Association des femmes philippines du Québec. Elle raconte que cette association a pris part il y a dix-huit ans à la lutte pour empêcher la déportation de Melca Salvador.

« Cette fois, on avait obtenu gain de cause, mentionne-t-elle. Melca travaillait comme aide domestique et lorsque ses employeurs l’ont mise à pied, elle s’est retrouvée dans la même situation que Lucy. »

À son avis, le renvoi de Lucy démontre qu’il y a eu beaucoup de reculs dans les politiques d’immigration. En particulier, elle dénonce que les réalités propres à la situation des femmes restent encore trop souvent occultées dans les politiques d’immigration. « Il est essentiel d’être sensible à la situation de ces femmes fragilisées, note-t-elle. On a besoin d’agir concrètement. »

Safe zone

Aujourd’hui, ce renvoi suscite d’autant plus de questions que l’administration de Denis Coderre s’était engagée en février 2017 à la mise en place d’une ville sanctuaire.

Un engagement pour l’instant mis en plan. Selon la mairesse Valérie Plante, la Ville de Montréal est encore bien loin de disposer au plan juridique des mesures de protection propres aux villes sanctuaires existant aux États-Unis. Parmi ces mesures, on compte l’interdiction pour les policiers de communiquer des renseignements aux agents de l’immigration.

« Bien sûr, une ville sanctuaire nous rapprocherait d’une safe zone pour les personnes à statut précaire et on pourrait éviter une situation comme celle qu’on vit aujourd’hui, affirme Mme de la Calzada. On doit permettre aux gens de sortir de l’ombre, de se faire entendre et de lutter pour leurs droits. »


Alexis Lapointe est étudiant au Certificat en journalisme à l’Université de Montréal. Journaliste pigiste, il donne voix par ses articles à sa passion pour la langue et les cultures hispaniques. Il fait de la traduction de l’espagnol au français pour Hispanophone. Lire plus d’articles de l’auteur.