Par Karla Meza, Initiative de journalisme local (IJL)
Source: Le Devoir
Après avoir dénoncé fin juin 2020 l’exploitation, l’abus pécuniaire et les conditions dans lesquelles il travaillait à la ferme Limerick, à Sainte-Agathe-de-Lotbinière, Joni Ismaël Velazquez a pu obtenir un permis de travail ouvert, qui lui permet de changer d’employeur. Bien qu’il soit employé par une nouvelle ferme actuellement, le travailleur mexicain ne peut pas crier victoire, car il devra quitter le Canada à l’expiration de son permis en août prochain, à moins qu’il ne réussisse à décrocher un contrat de travail ailleurs.
Grâce à l’intervention de Viviana Medina, coordonnatrice au Centre des travailleurs et travailleuses immigrant(e)s (CTI), M. Velazquez a pu quitter en juillet dernier l’employeur qui l’a embauché au Mexique par le biais de l’agence de recrutement international de main-d’œuvre étrangère (Arimé), située à Sainte-Marie, en Beauce. « J’ai été très chanceux de compter avec Viviana et les gens du CTI pour m’aider. Je ne sais pas comment j’aurais pu m’en sortir sans eux », dit M. Velazquez, qui déplore le fait ne pas avoir obtenu le soutien des autorités consulaires mexicaines à Montréal ni de l’agence Arimé, après avoir lancé un appel à l’aide.
Embauché dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) pour travailler à la ferme Limerick, M. Velazquez ne pouvait pas changer d’emploi malgré l’abus qu’il dit avoir subi, car son permis de travail était lié à son employeur. Cette contrainte est aussi applicable aux travailleurs sous le Programme de travailleurs agricoles saisonniers (PTAS), ce qui rend les travailleurs vulnérables aux pratiques indues de la part des employeurs malveillants.
« Il y a beaucoup de barrières avant que les travailleurs puissent exercer leurs droits, notamment la langue et l’isolement géographique », soutient Viviana Medina, qui assiste des dizaines de travailleurs en situation précaire chaque année, aux côtés de son équipe au CTI. « Ismaël a eu beaucoup de courage en dénonçant son employeur, mais la plupart de travailleurs se taisent, craignant les représailles ou d’être barrés par les agences de recrutement », explique-t-elle.
« Ce n’était pas le premier travailleur à avoir des problèmes avec cet employeur », reconnaît pour sa part le représentant de l’agence Arimé, Julio César Morales, qui soutient être intervenu verbalement auprès de l’employeur pour tenter de régler le retard dans le paiement du salaire du travailleur. M. Morales reconnaît également avoir été au courant de l’abus verbal de l’employeur à l’endroit du travailleur.
« C’était une situation récurrente avec l’employeur, mais à aucun moment le travailleur ne nous a demandé de l’aide pour pouvoir quitter la ferme. […] Il faut comprendre qu’en tant qu’intermédiaires, nous devons essayer de trouver une solution qui puisse convenir à nos clients autant qu’aux travailleurs. Malheureusement, il arrive souvent que les travailleurs nous donnent une version quand ils nous appellent et l’employeur nous en donne une autre », poursuit-il.
Après le départ de M. Velazquez, l’agence Arimé a retiré à l’employeur le travailleur guatémaltèque qui demeurait à son service. L’agence soutient avoir rompu ses liens d’affaires avec cet employeur depuis. De son côté, le CTI a accompagné M. Velazquez dans sa démarche pour déposer des plaintes contre son employeur auprès de la CNESST qui, devant la gravité des allégations, s’est dépêchée sur les lieux dès l’appel de Mme Medina fin juin, selon les informations fournies par cette dernière.
Vulnérabilité liée aux permis fermés
Les travailleurs migrants au Canada qui possèdent un permis de travail lié à un employeur donné et qui sont victimes de violence dans le cadre de leur emploi, ou qui risquent de l’être, peuvent être admissibles à un permis de travail ouvert dispensé d’une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT), en vertu de l’article 207.1 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (RIPR).
« Immigration a accepté d’octroyer à Ismaël un permis ouvert de travail valide pour un an, mais ça n’a pas été facile », poursuit Mme Medina, qui affirme que la complexité de la démarche rend « pratiquement impossible » pour la plupart des travailleurs et des travailleuses d’en faire la demande sans être soutenus par des tiers.
Sur un total de 30 demandes présentées avec le soutien du CTI par des travailleurs temporaires œuvrant dans plusieurs domaines, 20 ont été acceptées. Les 10 demandes refusées concernent toutes des travailleurs du secteur agricole. « Tant et aussi longtemps que le gouvernement ne change pas les politiques des programmes de travailleurs temporaires et les clauses restrictives de leurs contrats de travail, ils continueront à être victimes d’abus de la part des employeurs », signale Mme Medina.
Ayant réussi à obtenir un permis ouvert à l’automne 2020, M. Velazquez a travaillé dans un centre de recyclage à Montréal pendant cinq mois, jusqu’à ce qu’il attrape la COVID-19. « Je n’ai pas été hospitalisé, mais j’avais des problèmes respiratoires et de vue. D’ailleurs, je garde encore des séquelles à ce jour », raconte le travailleur, employé depuis quelques semaines dans une ferme au sud de Montréal.
« Je suis très content chez mon nouvel employeur et mon patron est très satisfait de mon travail. Il est gentil avec moi et compréhensif par rapport à ma situation. […] C’est dommage qu’il ne puisse pas me garder au-delà du mois d’avril », confie Joni Ismael Velazquez, contraint de trouver un nouvel emploi dès l’arrivée des travailleurs saisonniers déjà embauchés par l’employeur.
Des conditions inhumaines
M. Velazquez souligne la différence flagrante entre les conditions de travail et de vie actuelles avec celles chez son ancien employeur. « Mon ancien patron me proférait souvent des insultes, il était souvent fâché. […] Je ne recevais pas mes paies à temps et on me rémunérait moins d’heures que celles que j’avais faites », relate le travailleur, qui devait marcher plusieurs kilomètres pour pouvoir acheter de la nourriture, de l’eau et envoyer de l’argent à sa famille.
Le travailleur décrit le mauvais état des lieux, tant à la ferme qu’à la maison où il était logé avec son collègue guatémaltèque, après le départ de deux autres travailleurs saisonniers pour le Guatemala. « La tuyauterie était tellement rouillée que le lait sortait contaminé, même les vaches étaient en piètre état, dit le travailleur. […] Nous ne pouvions pas boire l’eau du robinet dans la maison, car les tuyauteries étaient aussi très rouillées. Il y avait des rats et des coquerelles, et il faisait très froid, car la neige se faufilait par plusieurs endroits au sous-sol », explique-t-il.
Soutien de son épouse
Jointe par Le Devoir au Mexique, son épouse, Graciela Acosta, exprime l’angoisse qu’elle a ressentie, sachant son mari en détresse. « Il se sentait très seul et je me sentais impuissante de ne pas pouvoir être à ses côtés pour le soutenir », dit celle qui faisait de son mieux pour rassurer son mari au téléphone.
« Quand il est parti d’ici, il avait le cœur rempli d’illusions et il était reconnaissant de l’occasion qu’il avait de pouvoir travailler là-bas », poursuit-elle, déplorant la situation précaire dans laquelle son mari s’est vu rapidement submerger à la ferme de Sainte-Agathe-de-Lotbinière. « Quelques jours après son arrivée, il a commencé à me faire part de tous les problèmes qu’il y avait à la ferme et à la maison en raison du mauvais état des lieux. […] Il m’envoyait régulièrement des photos. »
Mme Acosta tentait de rassurer son mari en lui disant que « la relation avec son patron allait peut-être s’améliorer une fois qu’ils apprendraient à se connaître », mais ce fut le contraire. « La situation se détériorait de plus en plus », signale Mme Acosta.
« Il ne pouvait pas quitter son employeur et il ne connaissait personne en dehors de la ferme », ajoute d’une voix cassante celle qui est séparée de son mari pour la première fois en 22 ans de mariage. « Tout ce que je pouvais faire lorsqu’il me racontait ce qu’il vivait, c’était d’essayer de lui remonter le moral et lui donner la force de continuer. »
Espoir pour son avenir
M. Velazquez attribue le pouvoir d’emprise des employeurs sur les travailleurs étrangers à la désinformation sur leurs droits et leurs recours. « On doit signer un contrat de travail dans une langue que nous ne comprenons pas [le français]. […] Si on était mieux informés de nos conditions de travail et des organismes qui peuvent nous aider dans des situations comme celle que j’ai traversée, il y aurait moins d’abus », affirme le travailleur, qui continue à être hanté par les souvenirs. « Je ressens souvent de l’anxiété. »
M. Velazquez souligne que grâce à l’intervention du CTI et de la CNESST, il a reçu près de 4000 $ en arrérages salariaux. Pour des raisons de confidentialité, la CNESST n’a pas été en mesure de corroborer au Devoir les dénonciations déposées par le travailleur, décrites par le CTI et le travailleur même. Mme Medina confirme toutefois que les procédures auprès des instances suivent leur cours, le travailleur étant actuellement représenté par un avocat de la CNESST.
« Je suis très reconnaissant de l’aide du CTI et du gouvernement. […] Je ne demande que la possibilité de continuer à travailler, l’employeur qui m’embauchera ne le regrettera pas », avance M. Velazquez, qui souhaite pouvoir prolonger son permis de travail au-delà du mois d’août et ramener sa femme et ses deux enfants adolescents pour vivre à ses côtés. Il suit actuellement des cours de francisation afin de mieux se débrouiller au travail et dans sa vie quotidienne.
Karla Meza es diplômée en administration des affaires (ITESM, Mexique), enquête et renseignement et journalisme (UdeM), Karla Meza débute sa carrière comme journaliste indépendante en 2019 s’intéressant davantage aux enjeux liés à la migration forcée et aux défis des communautés marginalisées au Canada, au Moyen-Orient et en Amérique latine. Passionnée du storytelling audiovisuel, elle a réalisé et produit un documentaire indépendant portant sur la situation des réfugiés syriens au Liban, ainsi que des courts vidéo-reportages dont un portant sur la résilience des femmes autochtones au Sud du Mexique. Journaliste attitrée à l’immigration en région pour le journal «Le Devoir» depuis octobre 2020