Par Pablo Bustamante
Au Québec ce n’est pas rare d’entendre dans l’autobus des expressions comme: « Je débarque à la prochaine s’il vous plaît», alors qu’en Europe on préfère utiliser le verbe « descendre» pour parler de la même action. Et ce n’est pas un cas isolé, on emploi « greyer » dans le sens de s’habiller ou « marrer » à la place d’attacher, « amarre tes souliers!». Pourquoi donc, cette différence dans le choix des termes alors que nous parlons la même langue?
Simplement parce que le français est arrivé au Québec par bateau. C’est pourquoi ces termes qui sont en réalité des termes nautiques ont pris racine au Québec. Effectivement, les premiers colons arrivés par voie marine ont débarqué sur le continent américain depuis le 16e siècle. Avant le 20e siècle, la voie marine était le seul moyen permettant de faire de longues distances. Lors de ces voyages de longue durée, le langage nautique était le seul employé par l’équipage. Dans de telles circonstances il est logique de penser que ce type de langage employé pendant des mois aura eu des conséquences sur le langage des voyageurs, et par le fait même, ce type particulier de vocabulaire commencera à intégrer le répertoire des nouveaux arrivants.
De plus, autant en Acadie que dans bien des régions du Québec, dès le début de la colonisation des territoires américains par des gens venus d’Europe jusqu’à nos jours, les activités économiques sont reliées à la mer ou aux rivières, à l’eau. Ce dernier point est observable surtout par rapport au commerce de fourrures, de la graisse de baleine et de phoque, l’exploitation du bois, etc. D’après cela, il s’avère logique de penser que les termes marins ou aquatiques fassent partie -comme c’est le cas-, de la vie des habitants de ces régions dans leur quotidien.
C’est donc un fait, que les premiers habitants d’origine européenne au Québec et en Acadie, ont amené avec eux non seulement leurs effets personnels et leurs biens matériels, ils sont également arrivés avec leurs mœurs, leurs habitudes dont le langage appris pendant la traversée de l’Atlantique.
Le premier contact de deux civilisations
Avec la découverte et la colonisation du continent américain, il s’est produit un bouleversement dans tous les aspects, autant chez les nouveaux arrivants mais surtout chez les peuples originaires. En effet, pour la première fois dans l’histoire, les peuples du continent américain vont côtoyer d’autres peuples et d’autres cultures voire d’autres langues.
La relation entre ces deux civilisations ne sera pas tout à fait harmonieuse, au contraire les Européens auront colonisé les peuples Nord au Sud du continent américain. Au début ce seront les Espagnols, puis les Portugais, les Français et finalement, ce seront les Anglais qui s’établiront progressivement sur une portion de l’Amérique toute entière. La multiplicité de langues autochtones sera remplacée par de grandes régions linguistiques, ce qui constitue une perte à l’égard de la richesse et de la variété linguistique que le continent avait connu auparavant.
Mais par le fait même, les limites linguistiques se sont refondues. Maintenant on sépare le continent par groupes linguistiques : c’est à partir ce moment qu’on parle de l’Amérique anglo-saxonne versus l’Amérique latine. Les premiers mentionnés incluent principalement les anglophones, dont les États-Unis comme principal représentant et les seconds se réfèrent aux pays hispanophones, lusophones et francophones, les pays dont leurs langues dérivent du latin.
Malgré le fait qu’il y ait des zones linguistiques bien délimitées, il y a des dénominateurs communs à tous ces peuples parlant des langues européennes sur le sol américain. Celles-ci sont principalement deux, à savoir: l’influence des langues amérindiennes et les termes nautiques dans le répertoire des langues dans leur usage au quotidien.
Il est clair que l’apport des langues amérindiennes au répertoire des langues européennes comme l’anglais, l’espagnol, le français ou le portugais est très important et sans ces derniers nos langues ne seraient pas viables. Par rapport à cela, Guimarães en 2005, met l’accent sur l’influence des langues amérindiennes et africaines dans le portugais brésilien. En français, des termes comme «tomate», «chocolat» ou «ouragan», viennent directement des langues amérindiennes et ont déjà fait le voyage de retour vers l’Europe, ce qui n’a fait qu’enrichir énormément le répertoire des termes des langues européennes. Cependant, nous allons revenir dans les lignes qui suivent, sur les termes nautiques.
La mer « couvre » les terres américaines
À mode d’exemple voici quelques termes d’origine nautique, employés en français au Québec et en espagnol dans le monde hispanique.
Au Québec, Karine Gauvin en 2011, étudie les termes d’origine marine dans le français canadien. Elle trouve des mots comme le nom masculin «bachot», dont le sens original était petite embarcation, au Québec et en Acadie signifie «mauvais bateau» et fini par dériver en «mauvaise voiture» ou «vieille voiture». Un autre exemple soulevé par Gauvin en 2011, est représenté par le terme «Forban», qui a la signification de pirate ou de corsaire, dans son sens original. En France, on l’associe à un «homme sans scrupules et qui ne respecte pas le droit des autres», ou encore à un journaliste ou un homme de lettre sans éthique, à un plagiaire. En Acadie, le sens est passé de «malfaiteur» à «enfant espiègle». Et ce n’est que la pointe de l’Iceberg, il a beaucoup de termes dans cette situation. C’est aussi le cas pour les termes, «cabotage», «garcette», en plus des bien connus «embarquer» ou «débarquer», ce sont dont leur sens s’est étendu de la mer à terre ferme.
En espagnol américain il n’est pas rare d’utiliser «timón», dont le terme en français est «gouvernail» pour parler du volant d’une voiture, «amarrar» terme qui signifie en Amérique hispanique «attacher» alors qu’en Espagne on préfère «atar». Guillén Tato, présente des termes comme «piola», «apiolar», «abarrote», «ancón», à la place de «rincón» qui veut dire «coin», «badaza», «bodega’, à la place de «tienda de víveres», qui signifie «épicerie».
Ces derniers ne sont que quelques-uns parmi l’immense corpus de termes et d’expressions qui au fur du temps, ont été transposés et implantés dans l’usage courant des langues européennes en sol américain, mais particulièrement du français et de l’espagnol. Ceci signifie que le langage est vivant et inhérent à l’humanité. C’est ce qui crée notre identité et en même temps nous permet d’établir des liens communicatifs avec d’autres peuples. L’Europe et l’Amérique sont liées par la langue et se distinguent par le langage particulier, le parler spécifique des pays. Le langage est le fruit de l’histoire et le témoin de notre passé. Dans ce sens, les différentes variétés locales des langues sont un facteur pour l’enrichissement des langues et des échanges entre les peuples et les nations.
Références:
– Gauvin, Karine (2011). L’élargissement sémantique des mots issus du vocabulaire maritime dans les français acadien et québécois (Thèse)
https://corpus.ulaval.ca/jspui/handle/20.500.11794/22216 (Site consulté le 12 août 2018)
– Les passeurs – La parlure québécoise
http://www.lespasseurs.com/Parlure_Quebecoise.htm (Site consulté le 12 août 2018)
– Guillén Tato, Julio (1963)
http://www.rae.es/sites/default/files/Discurso_de_ingreso_Julio_F._Guillen_Tato.pdf (Site consulté le 12 août 2018)
– Actualité maritime
https://actumaritime.com/2014/10/16/le-langage-marin-recherches-historiques-et-explications/ (Site consulté le 12 août 2018)
– Histoire du monde – Les termes marins
https://www.histoiredumonde.net/Lexique-de-termes-marins.html (Site consulté le 12 août 2018)
– Learning English – Words That Have Made Their Way from Nautical Language into Everyday English – 2002-08-07
https://learningenglish.voanews.com/a/a-23-a-2002-08-07-3-1-83111047/117898.html (Site consulté le 12 août 2018)
– Da Silva Pinto, Luiz Maria (2011)
Biblioteca Digital – UFMG – A terminologia náutica no diccionario da lingua brasileira de Luiz Maria da Silva Pinto
http://www.bibliotecadigital.ufmg.br/dspace/handle/1843/DAJR-8N7H4Q (Site consulté le 12 août 2018)
– Guimarães, Eduardo (2005) .A LÍNGUA PORTUGUESA NO BRASIL. Cienc. Cult. v.57 n.2 São Paulo abr./jun. 2005
http://cienciaecultura.bvs.br/scielo.php?script=sci_arttext&%20pid=S0009-67252005000200015&lng=pt&nrm=iso (Site consulté le 12 août 2018)
Pablo Bustamante : Maîtrise en Éducation à l’Université de Montréal. Majeur en études hispaniques à l’Université de Montréal. Professeur de français Langue Seconde. Journaliste avec expérience à l’Unesco en Espagne et en Amérique Latine. Expérience en recherche sur l’apprentissage des langues, conférence et publication d’articles portant sur le sujet dont Revue Dire (Bustamante, 2012). Autres intérêts : la science et la technologie, la linguistique, l’histoire, la musique et l’art en tant qu’éléments culturels.