Une réflexion en ce jour de la Francophonie.
Par Alejandro Estivill (Consul général du Mexique à Montréal)
En 2014, le Mexique a adhéré à titre de pays observateur à l’Organisation internationale de la Francophonie; une action conséquente avec une affinité compatible des valeurs qui le compose et, plus encore, avec un flot débordant d’attachements vertueux et de rencontres de ses artistes avec la culture en français.
Lors de la formation du Mexique indépendant —particulièrement dans les périodes appelées « Porfiriato » et « postrévolutionnaire » — le pays a fait appel à des valeurs françaises non seulement dans le savoir-faire qui a conduit vertueusement l’élégance et le raffinement avec ses magasins et commerces, les produits de qualité renommés et même notre boulangerie mexicaine, si française à l’origine. Ces valeurs ont été encore plus importantes comme exemple du développement institutionnel qui accueilli les idéaux de républicanisme, où les libertés individuelles, «égalité» et «fraternité», ont acquis un sens social et même éducatif indispensable à la formation d’une nouvelle nation (un exemple de ceci serait le modèle de l’École Nationale Préparatoire qui a formé tant d’intellectuels).
Les écrivains ont toujours été une partie visible et constante de cette francophilie. Ils ont trouvé dans le français, naturellement, une profusion d’exemples esthétiques, mais encore, la méthodologie de réflexion basée sur l’ouverture, la rigueur technique et la valorisation du langage telle la colle qui unie les peuples à leurs idées plurielles vers des valeurs collectives. L’amour pour découvrir la langue et la littérature française est assurément un élément fondamental chez les écrivains mexicains et pourrait se schématiser en deux courants intenses, l’un au début du XXe siècle et l’autre fixé dans la deuxième moitié.
Dans la période moderniste, Amado Nervo, pas le premier, mais le plus international parmi les poètes de l’époque, avec Gutierrez Najera et Juan Jose Tablada de qui on disait qu’il « pensait en français » et qu’il a été l’introducteur du “Frisson nouveau” de Baudelaire au Mexique, ont établi que la voie d’une nouvelle esthétique du nouveau siècle devait passer par l’apprentissage exhaustif de la langue : Un apprentissage avec les propriétés de la langue espagnole et aussi du français, presqu’officiel dans les collèges principaux de la Ville de Mexico. Des années plus tard, son exemple a déterminé un curieux passage de la biographie du poète Salvador Novo, qui a appris le français de façon autodidacte et présenté son premier examen de grammaire et orthographie parfaits, mais avec une prononciation espagnole —chose qu’il a corrigé assez rapidement— laissant l’assemblée synodale stupéfaite.
Il faut souligner que le passage biographique de Tablada, qui reconnait que sa génération : « sans jamais avoir été en France, dominait la langue… Ces hommes, produit raffiné de la culture française classique, parlaient de la France, de leur jeunesse comme seul un Parisien pouvait le faire, avec le même sens de la mesure, avec le même esprit ».
Les voix françaises ont débordé comme une vague chez les jeunes écrivains : Verlaine a été le courant de base qui a ému dans l’œuvre du poète Enrique Gonzalez Martinez, auteur du livre Jardines de Francia (1915), anthologie de poèmes français la plus influente de l’époque, importante encore aujourd’hui. Gonzalez Martinez a gagné sa notoriété pour la reproduction de toute la musicalité des vers des poètes qu’il admirait le plus. Par son travail, la génération de l’Ateneo, formée dans les classiques espagnols, et par la suite d’autres groupes, a accepté sa plus vertueuse francisation.
Le renommé humaniste mexicain Alfonso Reyes représente la vague de diplomates-écrivains qui sont une constante jusqu’à nos jours. Entre 1924 et 1927, il a travaillé à la légation mexicaine à Paris où il a cultivé la précision syncrétique, et s’est impliqué de plein fouet dans les débats littéraires qui cherchaient à secouer les résidus du romanticisme, en gardant quand même une attitude innovatrice, disons de « rupture ». Jean Cocteau, Jean Cassou, Paul Valéry et les peintres cubistes ont été très proches du mexicain en alimentant des expériences avant-gardistes. De là le poème « Ifigenia cruel », poème lyrique splendide, néoclassique du style de Valéry et « Jacob » témoignage de crise et de recherche qui finiraient par le convertir dans le plus claire et précis des écrivains de son temps : un style vertueux, apte à faire de la poésie tout à fait mystique.
Les Contemporains sont la grande génération intellectuelle des années 30 qui a complété son avant-gardisme et profondeur par le voie d’un sens pluridisciplinaire pour aborder la culture ; ils ont constamment fait référence à la dissertation et au débat à la française. Valéry, Gide, Morand et Nerval ont été des modèles importants pour un Xavier Villaurrutia jeune. Plus tard le poète Jaime Torres Bodet, qui a initialement été reconnu comme le classiciste mexicain par excellence, est devenu le fonctionnaire publique de la culture le plus francisé et renommé, en dirigeant l’UNESCO de 1948 à 1952 pour ensuite devenir Ambassadeur du Mexique en France. Auprès des Contemporains, les tendances avant-gardistes plus radicales basées sur le dadaïsme – et à grande saveur futuriste – expliquent le courant « stridentiste » de caractéristiques uniques au Mexique avec Liz Arzubide et Argueles Vela, entre autres innovateurs géniaux.
La porte mexicaine s’est ouverte pour l’avant-gardisme arrivé de la France. Diego Rivera, le grand muraliste, a été formé à Paris avec les avant-gardes françaises et a motivé —en parallèle au travail d’Octavio Paz dans la poésie— que la créativité torrentielle d’André Bretton et Antonin Artaud puisse avoir le Mexique comme scénario idéal. La conception révolutionnaire qui a aussi amené Trotsky et Victor Serge au Mexique a été la prémisse pour que le pays devienne l’enlacement qui relie l’art et sa fonction sociale, un exemple indispensable pour comprendre l’évolution du roman mexicain du XXe siècle.
Les narrateurs de cette époque se sont imbibés du français pour avancer au-delà du nationalisme émergé de la Révolution Mexicaine. Comme exemple, un jeune de l’ouest de la république, Juan José Arreola, a obtenu une bourse comme acteur et grâce à l’appui direct de Louis Jouvet, Jean-Louis Barrault et Pierre Renoir. Il s’est incorporé à des rôles secondaires de la Comédie Française pour s’affirmer comme homme de théâtre, et par la suite en génie des lettres et de la conversation. Son humour irrésistible, son cosmopolitisme et sa littérature fantastique dans Confabulario et d’autres textes sont dues en grande partie à ce périple.
Mais ce premier cycle doit être couronné avec deux diplomates, sommités maximales de la littérature mexicaine, Carlos Fuentes et Octavio Paz. En eux, le savoir de l’universel est passé par la langue française. Ils ont habité et travaillé à Paris. Le premier, fils de diplomates et diplomate par vocation (il a été Ambassadeur à Paris), a été le pont de la littérature en prose mexicaine avec l’universalité. Il convient de se rappeler du ton autobiographique avec lequel il commence son roman Aura, où le jeune protagoniste obtient un emploi bien rémunéré en tant que rédacteur en chef des mémoires d’un général décédé, et il l’obtient, en partie, parce qu’il comprend le monde des mots français utilisés par la veuve du militaire.
Le plus renommé entre les poètes et intellectuels mexicains, Octavio Paz, sans-doute le dernier humaniste au sens plein du mot dans notre monde, a appris son ton social et engagé pour la littérature de Pierre-Joseph Proudhon ; ton qu’il transformerait plus tard en son attachement pour le libéralisme (peut-être aussi de la main d’un français, Léon Blum). Il lut avidement, et avec une ampleur inégalée, des personnalités comme André Malraux, Tristan Tzara et Julien Benda qu’il a connu personnellement très tôt dans sa vie. Il a travaillé en deux occasions à la représentation du Mexique en France, durant l’après-guerre quand il a collaboré avec la revue Esprit. Le labyrinthe de la solitude, l’œuvre de Paz la plus reconnue de sa pensée sociologiste-humaniste sur la conformation culturelle de ce qui est mexicain, a été écrite en sol français. Avec la France en arrière-plan, il a soutenu la recherche de la soi-disant «troisième voie», une libération des cicatrices idéologiques de la droite ou de la gauche. Sa perspective sociale était française, aussi française, sa deuxième et dernière épouse, Marie-Josée Tramini. Tout s’explique avec la récente publication par le Fondo de Cultura Económica du Mexique du livre Une patrie sans passeport. Octavio Paz et Francia de Frabienne Bradu et Philippe Ollé-Laprune.
La fascination pour le Français parmi les auteurs mexicains reprend force dans les années soixante. Le Mexique cherche à se renouveler : Dans la peinture, José Luis Cuevas rompt vigoureusement avec le muralisme et les traditions. La littérature veut également se révolutionner et les nouvelles tendances françaises, les happenings et le théâtre absurde sont son meilleur aliment. Des revues comme México en la Cultura et La Cultura en México sont les espaces pour connaitre les auteurs de l’existentialisme, la nouvelle dynamique des sciences sociales et l’école Nouveau Roman de Georges Bataille.
Vicente Leñero apprends les vaisseaux communicants entre le reportage, le témoignage social et la création littéraire du style français. Une grande partie du théâtre et de scénarios de film de la première épouse d’Octavio Paz, Elena Garro, sont dus à sa vie en France. Même dans le milieu des romans historiques, Nouvelles de l’Empire de Fernando del Paso révise le passage le plus sensible de l’influence politique française au Mexique durant le XIXe siècle, l’empire de Maximiliano de Habsburgo appuyé par Napoléon III.
Elena Poniatovska, polonaise d’origine, née à Paris et pleinement mexicaine, a écrit une œuvre très appréciée par le public francophone, qui relate les passages historiques et donne une voix aux femmes, enfants est aux plus démunis. Et dans le développement d’un récit très différent, tout à fait contemporain, nous ne pouvons omettre de mentionner l’importance de Bataille dans le roman Farabeuf de Salvador Elizondo.
Dans cette deuxième vague, la traduction des auteurs français occupe une place de choix: Salvador Elizondo a lui-même été traducteur érudit de Valéry; Efrain Huerta, poète de longue haleine a dévoilé Blanchot, Victor Serge et Bernard Nöel au Mexique avec un style prodigieux. Elsa Cross, d’un point de vue plus symbolique et mystique, a été une traductrice remarquable d’auteurs comme Saint-John Perse ou André Velter; et José Luis Rivas de Pierre Reverdy et Michel Tournier.
Pour la poésie moderne mexicaine, la culture en français demeure une obligation ; les noms de Marco Antonio Montes de Oca, José Carlos Becerra (un avide lecteur de Paul Claudel qui est malheureusement décédé très jeune), Eduardo Lizalde (poète rigoureux, créateur de camées de perfection musicale et d’images qui sont dues en grande partie à Proust), et surtout Homero Aridjis, s’expliquent difficilement sans souligner qu’ils ont tous étudié en détail la tradition littéraire forgée dans la langue française.
L’œuvre et la personnalité d’Alberto Ruy Sánchez, qui a visité Montréal lors de la présence du Mexique au Salon du Livre en 2016, représentent le grand lien mexicain avec le monde arabe francophone. Très apprécié en France et dans le monde, vénéré au Maroc, il a su explorer de façon unique les sujets du désire, le rêve et la construction d’un caractère sensible. Son genre littéraire de l’essai reprend l’humanisme qui comprend l’art comme la voie pour une attention intégrale des défis de l’homme.
En France et autres nations francophones il y a une véritable admiration pour quelques auteurs mexicains plus jeunes, comme Vilma Fuentes et plus particulièrement pour Alvaro Uribe (récupérateur de la tradition de diplomates littéraires et lauréat du Prix Antonin Artaud en 2013). Jorge Volpi a également été traduit presque entièrement en français. Ces auteurs confirment la force de cette tradition qui ne touche pas uniquement la France mais tout le monde francophone.
Le Québec a été un joueur clé pour que la tradition offre une composante à saveur strictement canadienne. La maison d’édition Les Écrits de Forges, sous la direction de Bernard Pozier, avec beaucoup d’autres promoteurs québécois parmi lesquels il faut souligner avec admiration et gratitude M Eric Martel et M Gaston Bellemare, s’est engagée à maintenir une voie de communication constante avec les écrivains mexicains. Cette action donne un exemple aux jeunes créateurs qui grandissent comme gens des lettres qui comprennent que le français est une source importante pour leurs réussites esthétiques. Je mentionne deux : Carmen Villoro et León Plascencia Ñol.
Mais il serait assurément d’une prétention exagérée, impossible, de chercher à résumer en un jour de la francophonie, ce que la langue française a réellement signifié pour le Mexique. Laissons donc seulement quatre exemples de l’imagination mexicaine, traduits dans le livre génial de Phillipe Ollé-Laprune, Cent ans de littérature mexicaine de la Maison d’édition de la Differre :
CRUELLE IPHIGÉNIE
Alfonso Reyes
Mais je suis telle que tu m’as fait, Déesse,
entre les lignes égales de tes flancs :
comme un lourd fil à plomb de maçon,
et comme toi : comme une flamme froide.
Sur l’axe de ton nez rectiligne,
personne n’a vu se froncer tes sourcils,
ni se plier les recoins
inexorables de ta bouche,
d’ où fuit un cri interminable
de silence déjà pénétré.
Qui te caresse le cou,
trop robuste pour être pris en main,
supérieur a ce creux mesquin de la paume,
qui est la mesure de l’appétit humain ?
Et pour qui te fallait-il dénouer 1’X
de tes bras serrés et enduits
comme autour du tronc d’atroces liens,
entre lesquels pointent
les nombreuses petites cornes
de ton buste de femelle d’élevage ?
Qui a jamais vu trembler sur ton ventre
l’éclat bleu de ton nombril ?
Qui a deviné la bouche hermétique
de tes deux jambes verticales ?
Autour de toi dansent les astres.
Que deviendrait le monde si tu flanchais, Déesse !
Et enfin, ce qu’en toi je vénère le plus :
les pieds, où tu reçois les offrandes
et où j’ai trouvé berceau et giron ;
l’éventail de tes orteils écartés
où peut s’abriter un homme adulte ;
les racines par où tu bois
les tonneaux rouges du sacrifice, à chaque lune.
p.p.51-52.
NOCTURNES
Xavier Villaurrutia
Burned in a sea of ice,
and drowned amidst a fire.
Michael Drayton
Nocturne
Tout cela que la nuit
dessine de sa main
obscure :
le plaisir qui révèle,
le vice qui dénude.
Tout cela que l’obscur
fait entendre avec le
dur choc de son silence :
les voix inattendues
que parfois il enflamme,
le hurlement du sang,
une rumeur de pas
égarés.
Tout ce que le silence
fait fuir de chaque chose :
la buée du désir,
la sueur de la terre,
et le parfum sans nom
de la peau.
Tout ce dont le désir
vient humecter mes lèvres :
la douceur souhaitée
d’un contact,
le savoureux savoir
de la salive.
Et tout ce que le songe
rend palpable :
les lèvres d’une plaie,
la forme d’une entraille,
la fièvre d’une main
qui se risque.
Tout !
glisse dans chaque branche
de l’arbre de mes veines,
vient caresser mes cuisses,
inonde mes oreilles,
habite mes yeux morts,
meurt à mes lèvres dures.
p.p.67-68.
LEÇON DES YEUX
José Gorostiza.
- Panorama
Dans la sphère céleste de tes yeux
de nuit.
En eux la lune, morte,
Dans l’agréable chiffre du naufrage.
Ensuite à peine et très légère une atmosphère
si bleue
que le bleu était distance et rien que distance
séparant la pensée et ton regard.
- Chemins
Quels chemins bleus
Sur tes yeux !
Dans l’aube, bleus.
Au soleil, plus glacés
à l’ombre des cils,
bleus.
La nuit, oh ! oui, tes yeux, mon bien,
éveillés tels des chiffres de phosphore
sur l’obscurité d’un cadran !
- Fenêtres
N’est-ce pas un voyage
aussi- et seulement- à travers ton regard ?
Vois : la ville est entière devant toi
myope
avec ses lorgnons fumés de brouillard.
Ou serait-ce que je respire
si près
que je tache tes yeux ?
Je veux écrire sur la vitre <Je t’aime>
ah ! mais toute la ville l’apprendrait !
***
Toc ! Toc ! Qui va là ? C’est le Diable :
une épaisse fatigue,
un besoin de franchir
ces confins ennemis,
ce mourir incessant,
têtu, vivante mort,
o Dieu ! lui qui te tue
dans tes formes rigides,
dans la rose et la pierre,
dans l’étoile épineuse,
la chair qui se consume
comme un bucher en feu,
par le chant, par le rêve,
la couleur de la vue.
Toc ! Toc ! Qui va là ? C’est le Diable :
une aveugle allégresse,
une faim d’épuiser
cet air que l’on respire,
la bouche, l’œil, la main ;
ces chatouillants, pressants
désirs d’un jouir total
par un éclat de rire
de cette mort blessante,
effrontée, assassine
de loin, tant nous prenons
plaisir à la mourir,
la troquant contre un thé,
une caresse à peine.
Toc ! Toc ! Qui va là ? C’est le Diable :
une mort de fourmis
inlassables, qui grouillent,
o Dieu ! sur tes esquilles,
car peut-être es-tu mort
là-haut, depuis des siècles,
sans que nous le sachions,
miettes, marc, cendres, à toi
qui demeures présent
comme une étoile qui
ne serait que clarté
mais vide, sans étoile,
cachant à notre monde
son désastre infini.
DANSE
Danse mes yeux d’insomnie
Ma propre mort me guette,
Me guette et me séduit
De son œil langoureux.
Allons, ma jolie pute
Vicieuse, allons au diable !
p.p.74-75-76.
PIERRE DE SOLEIL (fragment)
Octavio Paz
4 Olín
La Treizième revient…C’est encore la première ;
Et c’est toujours la Seule,-ou c’est le seul moment :
Car es-tu Reine, o Toi, la première ou dernière ?
Es-tu Roi, toi le seul ou le dernière amant ?…
Gérard de Nerval, Artémis.
un saule de cristal, un peuplier d’eau,
un haut jet d’eau arque par la vent,
un arbre bien planté quoique dansant,
un cheminement de rivière qui s’incurve,
avance, recule, vire
et arrive toujours :
une démarche paisible
d’étoile ou de printemps sans hâte,
eau avec les paupières fermées
dont sourdent toute la nuit des prophéties,
présence unanime en houle,
vague après vague jusqu’à tout recouvrir,
verte souveraineté sans crépuscule
comme l’éblouissement des ailes
lorsqu’elles s’ouvrent en plein ciel,
un cheminement entre la broussaille
des jours futurs el le funeste
éclat du malheur pareil a l’oiseau
qui pétrifie le bois de son chant
et les félicités imminentes
entre les branches qui s’évanouissent,
heures de lumière que becquètent déjà les oiseaux,
présages qui s’échappent entre les doigts,
une présence comme un chant soudain,
comme le vent chantant dans l’incendie,
un regard qui maintient suspendu
le monde avec ses mers et ses montagnes,
corps de lumière filtré par une agate,
jambes de lumière, ventre de lumière, baies,
roc solaire, corps couleur de nuage,
couleur de jour rapide qui saute,
l’heure scintille et prend corps,
le monde est maintenant visible dans ton corps,
il est transparent dans ta transparence,
je vais entre des galeries de sons,
je flue entre les présences résonnantes,
comme un aveugle je vais à travers les transparences,
un reflet m’efface, je nais dans un autre,
o forêt de piliers enchantés,
sous les arcs de la lumière je pénètre
dans les corridors d’un automne diaphane,
je vais par ton corps comme par le monde,
ton ventre est une place ensoleillée,
tes seins deux églises où le sang
célèbre ses mystères parallèles,
mes regards te couvrent comme de lierre,
tu es une ville que la mer assiège,
une muraille que la lumière divise
en deux moitiés couleur de pêche,
un lieu de sel, de rocs et d’oiseaux
sous la loi de midi recueilli.
p.p.202-203.
Elena Poniatowska
(fragment de “La fille du philosophe en De noche vienes, Grijalbo, 1979. Traduit par Marie José Castaing)
La fille du philosophe prit conge de son ami et ferme soigneusement la porte. Mais la dernière trace de la horde s’ancra pour toujours dans son cœur. En tournant la tête, elle vit les débris d’un meuble et la, sans crainte, elle le reconstruisit. Le philosophe demande humblement un peu plus de Porto et de biscuits. Ils se réunirent tous à nouveau dans le cercle de lumière rouge et, plus par habitude que par conviction, entonnèrent un hymne à la culture.
JE CONJURE DEPUIS SEPTEMBRE
David Huerta
Feu émeraude, brume dans l’aire…
En une heure, une demi-heure, pour qu’elle parte comme un brouillard,
qu’elle s’en aille comme un papillon…
Prière tzotzil pour guérir l’epilepsie
Que la main s’ouvre jusqu’au miroir du songe
Que l’œil se ferme vers le faisceau des nerfs
Que le dos s’adoucisse en repos cristallin
Que la bouche s’étire sous la nuit électrique
Que le cou se relâche dans la fleur du repos
Que le nez s’érige dans le parfume blanc du jour
Que la jambe s’allonge au voyage aimanté
Que le pubis s’enflamme dans le velours des bras
Que la hanche se courbe dans la splendeur du vent
Que l’oreille s’éveille au grelot du toucher
Que la chevelure roule depuis le mur du crâne
Que le torse s’éclaire dans les éclats du cri
Que l’épaule s’endorme aux traces du faucon
Que le pied s’égare dans les magies du temps
Qu’au mètre de l’espace la gorge s’obscurcisse
MALINALCO
Elsa Cross
Le couperet du temps est tombe sur nous.
Ensemble nous avons voulu arriver au cœur des montagnes,
à la nuit qui étend dans le ciel
sa peau de jaguar,
à ce qui en d’autres temps a été à nos pieds-
Immense, l’horizon qui s’ouvrait…
(enceinte si fraiche, si sombre.
Et dehors le soleil aveuglant.
Les pics amoncelés comme des guerriers morts.)
Le temps a ouvert une brèche
plus large que le plissement des montagnes.
C’est ainsi qu’il nous a séparés,
c’est ainsi que nous nous sommes dit adieu
-avant de l’avoir vue-
de l’orée où poussait cette fleur,
Malinal-xóchitl-
nom de la déesse princesse
abandonnée là,
en d’autres temps :
Ils avaient marché des jours dans les bourrasques,
des nuits entières sous les tempêtes
avant d’arriver là.
Tant d’humidité
habillait de jade les flancs des coteaux,
étouffait la lumière.
Le ciel gris comme un cuir de tambour
retentissait.
Les fleur s’affaissaient sous la pluie,
fleurs de malinal-li.
Dans la combe ils avaient planté un pieu
près de la rivière en crue,
apporté des pierres,
édifié un autel.
Le lendemain ils étaient partis
plus silencieux que le chat sauvage
ou que la vipère.
Malinal-xóchitl était là
D’autres sont arrivés ensuite pour gratter la roche en hauteur.
Ils voulaient façonner des pierres à l’image du ciel,
confondre la nuit et le jour avec des animaux :
gardiens aux portes de l’enceinte
où ne pénétrait ni le jour ni la nuit.
Ce qui s’est passe à l’intérieur personne ne le sait.
En face la faille entre les montagnes
Par où est entré le vent du sud
Pour souffler une dernière fois dans les conques.
D’autres ensuite ont cassé à coups de marteaux
les oreilles du jaguar.
Les dieux se sont brisés comme des roseaux secs,
se sont perdus comme des grains de chapelet dévalant la pente.
Masques du néant,
vers creusant leur propre tombe.
Maintenant,
quand reviennent les jours funestes
je brise mes rêves comme du verre,
maintenant que le ciel et la terre s’accrochent au chaos
et que tout se désintègre.
En des temps différents nous avons franchi le seuil,
dévorés par une langue de serpent.
Tu suis le cortège du soleil.
Tu as laissé ma poitrine ouverte.
Tout en haut des maisons blanches,
des fleurs qui débordent des balcons.
Je me regarde, là-bas,
pas plus grande qu’une abeille.
Mon cœur chante,
et se remplit d’immensité en ce temps nouveau.