Récit : Invisibles

(Source: jusquoboutdumonde).

Dès l’âge de 6 ans, l’écrivaine colombienne Camila Ramos a eu un rêve récurrent: une femme vêtue de blanc devant une falaise attendant quelque chose ou quelqu’un. Après des nombreuses années à se questionner sur ce rêve,  elle a finalement découvert de qui il s’agissait. Voici l’histoire.

Par Camila Ramos

 Chapitre  I

Absence

J’ai toujours pensé que la mer était prisonnière d’un pouvoir qui nous échappe. Elle est étrange et ensorcelante dans toute sa splendeur. Ici, comme sous le ciel étoilé que je contemple, je ne suis plus qu’une minuscule masse de chair dans l’espace. Devant la mer, je suis complètement dépourvue d’humanité; mes os craquent et je ne suis plus qu’un esprit en décadence. Je meurs sous le souffle de la mer et j’attends, oui j’attends. Je suis en une attente constante de ce qu’elle m’a enlevé. Je viens lui rendre visite jour et nuit, sur le même bord, je me tiens debout face à mes peurs, face à elle. Nous menons un combat secret dans lequel je serai toujours perdante, elle ne me redonnera peut-être jamais ce qui m’appartient. Tout devient soudainement incertain, ce que j’avais dans ma vie et que je n’ai plus fini par jouer des tours dans ma mémoire épuisée. Ai-je vraiment vécu ce que mon âme réclame?

Je cherche l’image de l’homme que j’aime. Sur les eaux calmes, je le vois venir au loin d’un air rassurant et triomphant. Il est là, je veux bien le croire. Pendant que je me débats entre mirages et vérités, la mer, troublée par mes songes, s’enrage et fait disparaître la silhouette de mon amour sous ses vagues menaçantes. Est-ce le signe d’un deuil qui ne cesse de hanter mon être?

***

Un peu avant l’hiver, le chef du village s’était éteint. Courageux comme nos ancêtres, il s’était battu pour nos terres et notre peuple jusqu’à en rendre l’âme.

J’avais lavé son corps avec les herbes les plus sauvages que j’avais trouvées au pied de la colline. Toute personne digne de cette force mérite que les odeurs les plus douces l’accompagnent à sa rencontre avec les dieux. Vêtu de transparence, le chef a été déposé au pied de l’arbre des miracles pour ensuite être brûlé. Pour nous, à notre mort, il est important de nous réunir avec les dieux tel qu’on est venu au monde, nus. La vigueur de la conscience réside dans l’esprit et non dans la matière. Lorsqu’un d’entre nous meurt, nous fêtons. Nous célébrons la grâce de l’éternité qui s’empare de l’âme qui vient de partir. J’ai donc commencé la célébration en dédoublant mon corps  dans une danse menée par le chant des femmes présentes. Peu de temps après, on ne voyait plus que nos robes flotter au vent en suivant nos pieds sautillants. Les hommes buvaient et nous regardaient avec éblouissement. Nous avons ri et chanté sous la lune jusqu’au lever du jour. À ce moment, le rituel se terminait et tout le monde rentrait chez lui. Je suis restée assise à côté des cendres du chef, je lui ai parlé en sachant qu’il m’entendrait où qu’il soit. Comme je voulais m’imprégner un peu de lui pour la dernière fois, j’ai glissé mes doigts dans la cendre et j’ai fardé mes joues avec cette poussière de mort. Je lui ai répété que je l’aimerais au-delà du temps et au-delà de nous. L’arbre s’est mis à fredonner en me berçant sous ses branches. J’ai enfin compris pourquoi il était un miracle sur terre.

Diriger un peuple n’était pas simple, je devais faire des choix justes, mais surtout, il fallait guider ma tribu vers la lumière promise. Je devais alors me montrer comme une femme dont la sagesse était presque divine. J’étais dans l’obligation d’être un exemple de vie pour eux. Honorer le chef et gouverner comme lui s’avérait la tâche la moins dure. Le vrai problème consistait en le fait qu’il ne soit plus là avec moi.

Pendant l’hiver, nous restions ensemble. Quelques hommes partaient faire des expéditions et d’autres restaient avec les femmes et les enfants pour s’assurer de notre sécurité. Certains des plus âgés du groupe vivaient dans un camp à part de l’autre côté de la colline. Nos ennemis les respectaient autant que nous, ils savaient qu’ils étaient élus par les dieux pour faire la loi. Non seulement ils étaient posés et prudents, mais ils avaient aussi des pouvoirs attribués par la divinité. De notre génération, personne n’a été témoin de leurs capacités surnaturelles, mais à travers les années, les légendes se sont accumulées. On raconte que dans le temps de la grande noirceur, les dieux sont descendus et ils ont pris possession du corps de nos anciens. Ils voulaient détruire la terre et fusionner les décombres avec le firmament. Les dieux voulaient effacer les traces de l’humanité et créer une nouvelle race. L’esprit de nos anciens était tellement fort que leur énergie s’est battue contre la grâce créatrice qui tourbillonnait en eux. Ils ont empêché les dieux de tout détruire et ils les ont convaincus d’attendre pour découvirir la vraie essence humaine qui sommeille en chacun. Les dieux, sceptiques, ont accepté, tellement ils furent surpris par l’impétuosité de l’anima des anciens. Sauf ces sages, jamais personne n’avait osé contrarier les tout puissants. Leur courage a donc sauvé l’humanité et ils ont gardé l’immortalité promettant aux dieux qu’ils guideraient notre espèce vers le chemin de la lumière. Aujourd’hui, nous savons qu’ils seront parmi nous jusqu’à la fin des temps et encore plus loin. Les chefs du peuple comme mon défunt mari et moi recourrons à leurs conseils quand on doute ou quand on ne comprend pas ce que les dieux prévoient pour nous. Ceci est notre monde, nous essayons de suivre la voie qui nous a été destinée, mais nous n’avons pas encore trouvé la légendaire essence humaine pour laquelle nos anciens ont risqué leur vie.

Malgré ma position de chef, je suis victime de toute faiblesse, comme celle de la raison. Le pourquoi de tout m’échappe encore. Les dieux, l’existence, vivre et mourir sont encore une énigme pour moi. Dans les moments plus sombres, je me dis qu’il suffit seulement d’être là pour exister. Être là physiquement; les pieds sur terre, car l’existence n’est peut-être qu’un fantasme du temps.

 

Chapitre II

 Temps de guerre,

Souffle d’été.

Où allons-nous

Si silencieux?

 J’entends le galop féroce qui vient de l’ouest de la colline. J’ai peur mais je reste glaciale. C’est tout ce que je peux faire pour le moment. Je donne des ordres à gauche et à droite et je demande aux membres de ma tribu d’aller dans leurs foyers et de ne pas sortir. Certains obéissent du premier coup, d’autres plus courageux insistent pour rester avec moi. Je refuse. Quelques hommes approchent à toute vitesse, inclinés sur leurs chevaux. Ils dégainent rapidement leurs épées en cherchant des corps à trancher. Je sens leur soif de massacre. Je peux même voir leur sang voyager d’une artère à l’autre. L’adrénaline est au rendez-vous, j’entends leurs pensées.

Les hommes arrivent devant moi d’un air violent. Je recule d’un pas, de deux et finalement de trois sans les quitter des yeux. Le premier d’entre eux descend de son cheval. Il a une allure élégante mais également sauvage. Il soulève mon menton avec sa lame d’acier et je souris. L’homme semble troublé, il ne comprend pas pourquoi je réagis  comme si l’occasion se prêtait à l’humour. La guerre rouge est absurde. Le sang qui risque de couler dans mon territoire n’est certainement pas celui de mon peuple.

L’arbre des miracles nous a dit que nous aurions la victoire, même si notre ennemi dispose des armes suffisantes pour prendre nos terres par la force.

– Les dieux vous guideront. Suivez les signes. Restez silencieux et attentifs, car de l’impulsivité il n’advient que le malheur » conclut l’arbre en bougeant ses branches sages et gracieuses.

Les yeux du chef qui nous attaque ne mentent pas, ils me disent clairement que quiconque oserait s’interposer à son emprise, ne verra plus la lumière du jour. Je ne m’en doute pas. Les hommes derrière le chef s’impatientent. J’entends leurs voix se faufiler dans ma tête comme si elles venaient de tout près de mes oreilles. Leurs pensées sont dégoutantes, méprisantes et cruelles. Certains d’entre eux veulent trouver les femmes et avoir un agréable festin pour ensuite les assassiner. D’autres se contentent de rêver des richesses qu’ils pourraient obtenir en saccageant notre village. Quant à moi, j’essaie de me montrer imbattable et sure de moi. Je ne veux pas que la peur transperce mon être, que mon corps me trahisse et que mes ennemis finissent par sentir l’odeur de ma crainte. Je dois faire confiance au destin, tout est écrit sauf la fin de notre race. Les dieux viendront un jour quelconque pour juger d’eux-mêmes si nous méritons de vivre sur la mère Terre. Quel paradis ternaire nous a été emprunté ! Nos anciens ne participent jamais en nos batailles. Ils ne sont pas là pour ça, mais bien pour nous observer. Nous sommes constamment mis à l’épreuve. Ils veulent voir ce que nous allons faire de notre existence. Nous dirigeons-nous vers l’autodestruction ? Du moins dans cette journée d’été oui. C’est une question de survie me justifie-je en pensant aux dieux qui me pointeront du doigt sans aucune pitié. Je ne peux pas laisser ma tribu crever sous l’épée de notre adversaire. Je prends avec douceur la main du chef qui me pointait avec sa lame, et je la fais descendre jusqu’au creux de mes seins sans la retirer de ma peau. Des goûtes de sang ont commencé à couler vers mon nombril. Soutenant mon regard sur celui de l’homme, je commence mon chant sorcier :

« Qui fait couler mon sang,

Châtie son âme,

Homme de fer,

Tu m’appartiens.

Esclave de mes désirs

Tu seras

Et rien que pour moi

 Tu vivras »

Pauvre guerrier, il n’aurait pu jamais imaginer que son épée serait son bourreau. L’union de son acier et de mon sang signifierait sa mort. Je prends maintenant son visage entre mes mains et il ne se résiste pas. Son regard a changé, il est à moi maintenant. Si je lui demandais de tuer ses compagnons et de me ramener leur tête, il le ferait. Il fera tout pour moi j’en suis certaine. Les larmes me trahissent, je pleure et je souffre pour son sort. Je ne comprends pas, je n’ai pas voulu le tuer ainsi. Il est mort en vie car il est mon prisonnier maintenant. Le chant sorcier est venu à moi sans le chercher. J’ai tué cet homme.

Des flèches se sont dispersées dans le ciel ; on aurait cru des oiseaux. Les hommes de ma tribu ont commencé à sortir de leur cachette en attaquant les hommes derrière le chef. Les adversaires se défendent comme ils peuvent, ils n’ont plus de forces. La mort de leur leader les a laissés sans espoir et ils en rendu l’âme rapidement. Leur bataille a pris fin.

Je suis prise au milieu de tout ce va-et-vient de massacre. Je regarde autour de moi et je ne vois que des corps tombés au sol, mais aucun d’entre eux n’est des miens. Tout ce que je constate, c’est que j’ai avec moi un cadavre ou bien un corps qui respire en vain. Je sens soudainement l’obligation de le protéger, je ne peux pas l’abandonner. Je lui demande alors de me suivre, et je l’amène jusqu’à la rivière qui se trouve de l’autre côté de la colline, près des anciens. Une fois rendue sur place, je m’assois sur un rocher et j’essaie de réfléchir sur ce que je devrai faire maintenant. Aucun succès, ma tête n’est qu’une victime de l’ouragan que je viens de causer. Mon prisonnier s’assoit près de moi, et lance les mots que je n’étais pas prête à entendre.

– Devrais-je te haïr ou t’aimer ? J’ai sacrifié la vie de mes compagnons, je les ai abandonnés du début jusqu’à la fin de cette bataille. Je t’aime parce que tu l’as décidé ainsi, mais je n’ai pas un mot à dire. Je suis condamné à t’aimer même si l’amour ne va que dans un sens. M’aimeras- tu un jour ? M’interroge-t-il finalement d’un air impassible.

 Chapitre III

 Je ne compte plus mes pas, je ne vois pas le temps passer et il me semble que je traverse cette forêt depuis une éternité. J’ai sa confession incrustée dans mes oreilles, l’écho de sa voix vibre encore sur mes tympans. Depuis la conversation au bord de la rivière, nous n’avons pas échangé un mot. Ce silence me tue et je ne peux pas m’empêcher de frissonner lorsque j’entends ses pas suivre les miens comme s’il s’agissait d’un mouton qui suit son troupeau. Lui, par contre, il suit son bourreau.

Les branches s’accrochent à nos cheveux lorsqu’on se faufile entre les arbres et le seul son qui se rend jusqu’à nous, est celui de nos pieds écrasant les feuilles mortes sur le sol. Nous nous dirigeons vers le territoire des anciens cherchant la réponse à la question à laquelle je n’ai pas su répondre. Je pense avoir oublié à quel point j’aimais le chemin qui mène chez eux. C’est peut-être un endroit aussi ordinaire qu’un autre, mais son charme va au-delà de ce qu’on peut voir avec nos yeux. Je me rappelle avoir visité cette forêt à plusieurs reprises lorsque mes jambes étaient encore très courtes et petites pour courir. Fatiguée, je m’étendais sur le sol et je regardais la lune chanter au loin. Les enfants du village avaient peur de moi. J’étais étrange pour eux puisque aucun d’entre eux ne serait parti explorer la forêt à la tombée de la nuit. Je me trouvais agréablement étrange aussi. Souvent la lumière du jour me surprenait le matin d’après, lorsque ma mère désespérée criait mon nom sans cesse.

– Je suis là maman, je suis désolée, la lune chantait pour moi et je dansais pour elle.

Ma mère savait de quoi je parlais et d’ailleurs, elle savait qu’elle me trouverait toujours ici. Tout serait plus simple si tu étais ici à cet instant précis avec moi maman, me dis-je, j’aurais souhaité que tu viennes me chercher en criant mon nom encore une fois, ai-je pensé pendant un court moment de lucidité ou peut-être bien d’aveuglement ? Or, ces images ne sont qu’un recul dans le temps. J’aime feuilleter ce passé comme s’il s’agissait d’un des plus beaux manuscrits des anciens.

Ma mère était populaire au village non seulement en raison de ses pouvoirs de guérison et de voyance, mais aussi de ses yeux de feu. Elle portait une flamme dans son regard. Les mauvaises rumeurs voulaient que tout ce qu’elle fixait était renduit d’un coup en cendre et qu’elle nourrissait la terre des champs avec la poussière des corps qu’elle brulait de son regard. Selon les gens, les herbes à ma mère poussaient d’un vert éclatant et elles étaient magiques à cause de l’âme de ses victimes qui y restaient emprisonnée. Pauvres gens, ils n’ont jamais compris le principe de la botanique. Les pouvoirs de ma mère n’allaient pas au point de réduire quelqu’un en cendres d’un simple regard.

Nous sommes finalement arrivés chez les anciens. Je cesse de marcher et je me place au milieu de la clairière. Ensuite, avec ma main gauche, je fais des cercles sur mon front. C’est de cette façon que nous saluons les dieux dans nos prières. Les anciens apparurent, on ne les voit pas mais on les sent. Ils ne semblent pas être étonnés de nous voir. Ils ont ce fâcheux pouvoir de tout savoir et il n’y a rien qui les échappe.

– Chef, qu’est-ce qui hante votre esprit ? dit une voix dans le noir en nous accueillant. Ne faites pas semblant d’ignorer la raison de mon malheur… ai-je pensé.

Je suis à présent désespérée, oui, mais surtout impatiente. Je ne suis pas d’humeur à jouer aux devinettes ni à résoudre des mystères provenant des dieux.

– Je vous rappelle chef, que nous entendons vos pensées tel que vous entendez celles de vos ennemis. Si vous ne vouliez pas entendre nos conseils pourquoi êtes-vous donc venus ?

Je crois avoir oublié qu’ils sont comme les dieux mais en chair. Ils voient tout venir et ils ont une réponse à tout, c’est pourquoi je suis ici avec cet inconnu qui fait parti de mon gâchis. L’homme se tient à côté de moi en cherchant les voix.

– L’ennemi est venu nous attaquer comme vous l’aviez prévu, entrepris-je. Nous avons consulté l’arbre des miracles et nous avons suivi ses conseils.

– Cet homme qui m’accompagne était leur chef. Tout se déroulait comme nous l’avons planifié mais le chant sorcier s’est approprié de ma voix. Le fer de cet homme a transpercé ma peau et…

– Shhh… interrompt une voix en effleurant ma nuque. Le destin s’est prononcé, le hasard n’existe pas. Le péché fait partie de la voie vers la lumière, car sans le mal il n’y aurait pas de bien et le bonheur ne serait qu’un mince rêve de suprématie qui ne nous appartiendrait pas. La sagesse suprême n’est pas humaine, nous sommes des êtres imparfaits qui ont besoin d’équilibre. Trouvez-le.

Je suis indignée à présent. Tant de mystère autour de moi et tant de responsabilité me dépassent. Je ne veux plus être une chef. Comment puis-je l’être alors que mon chemin semble s’éloigner de plus en plus de la lumière ? Je ne peux pas guider ma tribu alors que je ne me sens pas digne de mon rôle de guide. Je ne suis pas en paix avec moi-même et tout ce que j’ai besoin c’est de comprendre ce qui m’arrive. Or, ce en quoi je croyais fermement, semble aujourd’hui n’avoir aucun sens. Je ne veux pas attendre que la volonté des dieux désigne ma destinée, je me sens comme un pion qui attend l’ordre de son supérieur avant de pouvoir faire un mouvement. Depuis le décès du chef, ma vie est devenue un moulin de désirs. Les dieux décident de ma destinée et les anciens prétendent me guider avec leurs paroles énigmatiques qui ne résolvent rien en ma situation. Les gens de ma tribu me voient comme une femme exemplaire qui ne connaît pas les erreurs. Pourtant, je traîne maintenant avec un homme qui m’est inconnu dont le cœur m’appartient parce que les dieux l’ont décidé ainsi ? Et moi alors ? Que dois-je faire avec ce fardeau qu’on m’impose ?

Je sors du terrain des anciens comme une âme emportée par le diable. Je sens la colère s’approprier de tous mes états et je ne réfléchis plus. Je me laisse tomber sur le sol comme quand j’étais une enfant, la seule différence est qu’en ce moment je ne cherche pas l’émerveillement mais plutôt l’éclairement. Mon compagnon s’assoit près de moi et d’un air ferme il me dit :

– Partons ! Allons loin de la tribu, loin des anciens et de tout ce qui t’empêche de comprendre ton destin. Tu reviendras un jour si tel est ton souhait, mais il est temps de décider qui tu veux être. Tu trouveras la réponse lorsque tu auras fait ton deuil et lorsque tu que tu te réconcilieras avec toi-même. Tu seras alors maître de ton destin malgré ta foi et tu seras libre de décider si tu acceptes la mission de guider ta tribu. Je suis certain qu’elle comprendra.

Il n’a peut-être pas tort. Je dois prendre du recul, je dois me retrouver et je ne peux pas le faire ici, je dois partir. Je me mets debout, je me sens soudainement mieux, je ne sais pas pour quelle raison cet homme a le pouvoir de me sécuriser. Il ne me promet pas que tout ira bien et que je trouverai effectivement une solution, mais il m’encourage à oser et à vivre tout simplement.

– Partons !  Répondis-je finalement. 

***

Je n’arrête pas d’imaginer le monde hors de mon village. Je ne suis jamais sortie de là, mais j’ai entendu les anecdotes de nos guerriers et explorateurs. Bien sûr, les histoires se ressemblent toutes, car elles finissent toujours par des conflits débordants de sang. Les gens n’apprécient pas vraiment les étrangers dans leurs terres et encore moins quand ils portent avec eux des armes. Les intentions sont alors douteuses pour les hôtes.

– Où allons nous ?, demandé-je à mon prisonnier.

– Nous irons au bord de la mer, répondit-il J’ai vécu mon enfance avec mes parents à cet endroit avant qu’ils joignent la tribu des montagnes. J’ai de vagues souvenirs, mais je me rappelle bien que j’aimais contempler la mer du haut de la falaise. Si nous avons de la chance, nous trouverons encore la vieille maison où je suis né.

Je n’ai jamais passé autant de temps sur un cheval que maintenant. Je le prenais à l’occasion pour aller à la rivière ou bien pour aller chez les anciens. J’ai eu l’animal à mon jeune âge ; il était aussi jeune que moi. Mon père disait que le cheval était la bête la plus humble parmi les animaux. Il affirmait que les chevaux communiquent par leurs yeux et qu’ils sont fidèles à nous. Mon cheval est aussi noir que la nuit et ses yeux semblent me faire des longues conversations. Quand je le regarde, je peux être certaine qu’il ne me lâchera jamais. Il est fidèle à moi et je suis fidèle à lui, je ne le l’abandonnerai jamais non plus. J’ai pourtant abandonné ma tribu, je m’en veux oui, mais j’avais terriblement besoin de partir. Ce n’était plus une option et mes pairs l’ont compris. Je pense encore à leurs tendres souhaits, ils espèrent me revoir un jour. Je l’espère aussi.

Après un très long trajet, nous sommes arrivés à notre destination finale. La vieille maison en bois qui hantait les souvenirs du chef des montagnes était encore intacte. Nous attachons nos chevaux à l’arbre qui se trouve devant la maison et mon prisonnier se précipite rapidement vers le refuge en poussant la porte d’un coup d’épaule.

– Les araignées ont fait la fête !, dit-il en repoussant les toiles avec ses mains.

Il se promenait d’un bord à l’autre dans la maison. Il enlevait la poussière des meubles en la soufflant avec ses minuscules lèvres. Il replaçait les vieilles peaux maganées d’animaux qui couvraient le sol en me racontant milles histoires de son enfance. Mon prisonnier était émerveillé, je n’ai jamais vu un éclat aussi pur dans les pupilles d’un homme sauf dans celles d’un enfant.

À coté de la porte, il y avait un escalier assez étroit aux marches hautes qui menait au deuxième étage. L’homme aux yeux marron prend ma main, trop emporté par son enthousiasme, et m’invite à le suivre. Une fois montés au deuxième étage, il s’arrête devant les grandes fenêtres de la chambre en s’appuyant de ses bras sur le bord. Son regard a changé soudainement, je n’arrive plus à le déchiffrer. Je décide de m’approcher et de regarder dans la même direction. Je suis époustouflée par la vue que cette maison nous offrait ; on voyait pas très loin la falaise et les champs qui s’ouvraient à la mer. Elle était immense et fidèle aux descriptions données par les  conteurs de notre tribu.

– Est-elle infinie ?, demandé-je à mon compagnon.

– Aussi infinie que tu puisses le désirer, cela dépend de toi. Répondit-il d’un sourire doux. Je lui souris également en soupirant.

– Je vais aller chercher du bois pour allumer le feu, autrement tu greloteras de froid la nuit, dit-il en descendant les escaliers rapidement.

J’ai décidé à mon tour de nettoyer la maison.  Je me suis mise à ramasser les peaux d’animaux en les mettant dehors sous le soleil pour les aérer. En rentrant à la maison, je trouve derrière la porte un vieux balais aux branches fines, je le prends et je monte à nouveau pour commencer mon ménage. En passant le balai autant sur le sol que sur les murs de la chambre pour enlever les toiles d’araignée, deux planches de bois du coin d’un mur se sont décrochées ; un objet ressemblant à un coffre apparaît devant moi. Je colle pratiquement au mur en essayant d’atteindre la boîte avec la pointe de mes doigts, je finis par la faire glisser jusqu’à l’orifice et je la prends entre mes mains. Je l’ouvre et je commence à regarder son contenu : il y a une dague avec une pierre de lune sur sa poignée et il y a un une robe blanche fait d’un tissu fin taché de sang. La porte claque, mon prisonnier est de retour. Je me dépêche de ranger la dague et la robe dans le coffre pendant que j’entends ses pas monter les escaliers. Je remets la boite à sa place, mais les planches ne se referment pas. L’homme me surprend et je reste immobile devant lui. Je me rends compte à présent que j’ai quitté ma tribu avec un homme que je ne connais pas. Est-il une bonne personne ou pas ? Je ne peux pas le savoir… mais qu’est-ce qui m’est passé par la tête de le suivre jusqu’ici ?

– Je…les plaques se sont levées… je balayais et puis…balbutié-je sans réussir à articuler une phrase qui ait du sens. De quel sens parlé-je en fait ? Existe-t-il un sens dans tout ça ?

– Tu n’as rien à expliquer à part le fait que tu défonces mes murs ! Reprends la boîte !, m’ordonne-t-il d’un air moqueur.

Je reprends la boite comme il demande de le faire et je l’ouvre à nouveau. Je sors la dague et la robe blanche en le regardant d’un air dubitatif.

– La dague est à mon père, la robe est à ma mère et non, il ne l’a pas assassinée, dit-il. Le jour de l’accouchement, il n’y avait pas encore de sage-femme au village, mon père a donc assisté ma mère. Lorsque j’ai vu la lumière, mon père a coupé le cordon ombilical avec la dague et comme ma mère était une personne de nature nostalgique, elle a décidé de garder le couteau et ce qu’elle portait sur elle ce jour-là. Elle a voulu les conserver tels qu’ils ont été utilisés, elle n’a pas voulu les nettoyer. Je ne suis pas particulièrement nostalgique et encore moins en ce qui concerne le sang d’un accouchement, alors j’avais complètement oublié l’existence de ce coffre.

– Je suis désolée. Je dois avouer que je me méfiais de toi, je venais juste de comprendre que je ne connais rien de toi à part un coffre avec une arme et une robe tachée de sang qui témoigne de ta naissance. Je ne connais pas ton passé ni qui tu es.

– Je ne connais rien sur toi non plus. Tout ce que je sais, c’est que tu es une femme qui a une immense foi, mais que malgré ce niveau spirituel aussi élevé qu’on te reconnaît, tu es une femme pleine de craintes. Tu es bien plus fragile de ce que tu penses.

Je ne comprends pas, cet homme est capable de regarder à travers moi. Je me sens fragile oui, mais ses mots me réconfortent au point de vouloir étrangement m’abandonner dans ses bras. J’ai soudainement le besoin de croire que mon prisonnier m’aime au-delà du sortilège. Pour une raison quelconque, je finis par faire ce à quoi ma tête pensait. Je me laisse aller, je m’abandonne à lui et j’abandonne ma raison. Il ne s’oppose pas à mon étreinte, mais cela ne me surprend pas, car après tout, il m’aime malgré lui et malgré moi. Sans tarder, il me soulève brusquement de ses bras, pendant que je m’accroche à lui férocement en entourant sa ceinture avec mes cuisses. Je l’embrasse de toutes mes forces comme si je voulais m’effacer de ce monde. Je voulais disparaître, oui ; me fusionner à sa peau, le désirer et l’aimer autant que possible. Il me dépose sur le bord de la table, et il m’embrasse du haut de mon cou jusqu’à la pointe de mes pieds, je tremble de plaisir et de peur. J’abuse de mon pouvoir, je prends son corps d’assaut alors que je n’ai pas la certitude qu’il m’aimerait encore s’il n’y avait plus de sortilège. Il est très tard pour penser à cela, je laisse tomber ma tête vers l’arrière en contemplant la lune témoin de mes ardeurs. Je ferme mes yeux, je ne veux plus réfléchir, je refuse en ce moment de penser au bien et au mal, j’enlace de mes bras le cou du prisonnier et je me laisse fondre dans le désir.

Au petit matin, j’ouvre mes yeux et le ciel est encore gris mais cela n’a aucune importance. Je suis curieusement heureuse, je me sens légère et libre… mais de quoi ? Je n’en ai pas la moindre idée. Tout ce que je sais, c’est que l’homme qui est couché à mes côtés a réussi à me faire sentir vivante. Je réalise que j’avais cessé d’exister il y a long temps et qu’il m’a ressuscité. Je me lève doucement du sol qu’on avait oublié de recouvrir et je remets mes habits, je quitte la maison et je me dirige vers la falaise. Une fois sur le bord de la mer, je tends mes bras vers elle et je laisse mon corps se bercer dans le vent.

– Mère, mer, qui suis-je donc si je ne suis qu’un reflet sur ta peau cristalline. Mère, mer, tu es infinie devant mes yeux ; je t’offre l’homme que j’aime à présent pour que tu le libères du malheureux destin qui l’attend, pensé-je avant de retourner à la petite maison.

Chapitre IV

Le temps passe sans presse dans mon idylle et c’est peut-être bien ainsi. Le chef des montagnes gagne sa vie en travaillant comme forgeron au village, mais cela n’est pas suffisant pour subsister. Pendant qu’il travaille, je m’occupe de la maison et je cultive certains fruits et légumes qui poussent sauvagement dans notre terrain.

Je vois venir mon amour par la fenêtre et je descends pour préparer son repas. Il rentre dans la maison et il me serre dans ses bras avec la même force qu’il a utilisée lors de notre première nuit ensemble.

– Du nouveau dans le village aujourd’hui ?, demandé-je curieusement. J’ai entendu dire qu’il y a une expédition qui s’organise, les bateaux sont prêts pour partir outremer.

– En effet, tu as bien entendu, dit-il enthousiasmé. C’est une bonne occasion, si tu sais ce que je veux dire…

– Une bonne occasion… tu penses participer à cette expédition ?, répliqué-je en essayant de garder un ton neutre.

– Oui ! Si je participe à cette expédition, je risque de gagner un bon montant et cela règlerait nos problèmes, rétorque-t-il.

– Tu partirais combien de temps ?, demandé-je en espérant une réponse qui annoncerait une courte durée.

– Ils ne peuvent rien assurer. C’est d’ailleurs le seul problème, mais d’après moi cela risque d’être bref. Le village a besoin de ses bateaux dans le port au cas où on se ferait attaquer. Attendras-tu mon retour ?

– Je t’attendrai le temps qu’il faudra, je ne bougerai pas d’ici sans toi. Si tu tiens vraiment à participer à cette expédition, alors vas-y, réponds-je en me rappelant de l’offre que j’ai faite à la mer quelque temps auparavant. Quand partez-vous ?

– À l’aube.

À l’aube ?, pensé-je, c’est bientôt. Il ne me reste qu’une nuit finalement. J’ai certainement demandé à la mer de prendre mon amour et de le libérer, mais je ne m’attendais pas à ce que cela se réalise. Elle m’a bien entendu.

Cette nuit, je me faufile entre ses bras, je ne veux rien d’autre que de le sentir près de moi. Tout près de moi. Je suis sure que ça sera notre dernier adieu. Je réussis à peine à dormir avec ce sentiment d’absence qui s’en prend déjà à moi, je ferme mes yeux en me pressant sur son corps et je finis par m’endormir.

C’est le jour. Je me lève et mon amour n’est pas au lit. Je descends rapidement au premier étage, mais il n’est pas là non plus. Je marche jusqu’à la falaise et je regarde au bord de la mer en direction du village, les bateaux ne sont plus là.

Il est parti définitivement.

Je le sens, c’était un adieu.

 

Il est maintenant à toi,

Mère,

Mer.

 

À suivre…


Camila Ramos nació en Colombia y llegó a Canadá en el 2002 a los 4 años de edad. Es educadora de profesión, poeta y escritora diplomada en creación literaria de la Universidad de Quebec en Montreal. Actualmente estudia en la Universidad Autónoma de Barcelona. Publica sus textos en su blog Luna Menguante.